samedi 24 avril 2010

La culture (TL-TES-TSTG-TSTL)


Introduction

1) définitions

a) nature et culture

La notion de culture est à penser d’emblée dans son opposition avec celle de nature – et précisément celle de l’opposition de deux mondes ; un monde naturel et un monde culturel, mais dans une opposition qui n’est pas une indépendance, au sens où dans une certaine mesure il y a continuité de la nature par la culture, même si cette continuité appelle un dépassement et donc une rupture entre les deux notions.

Pourquoi peut-on parler à la fois de continuité et de rupture entre les notions de nature et de culture ?

Continuité parce que la culture doit se définir en son sens le plus général comme une transformation de la nature et rupture parce cette transformation de la nature va être telle qu’elle va tenir à distance la nature, au point de pouvoir en venir à définir la culture comme une anti-nature.

b) nature

1) ce qui entoure l’homme et qui n’est pas son œuvre, du brin d’herbe à l’étoile.

2) ce qu’est une chose, dans son être le plus profond. La question : « quelle est la nature d’une chose ? » répond à la question : qu’est-ce que cette chose, ou encore quelle est sa définition ? On parle donc de nature d’une chose (par exemple la nature de la lumière ; est-ce que la lumière c’est une onde qui se propage ou est-ce que la lumière est un ensemble de photons – de petits grains ?).

En ce deuxième sens, on parlera aussi en particulier de la nature de l’homme, ou de la nature humaine qui nous invitera à rechercher une définition universelle de l’humanité (valant pour tous les hommes) et qui consiste à se demander qu’est-ce qui fait qu’un homme est un homme et pas autre chose (un animal, une pierre, une chose). La question de la nature humaine pose donc celle de la spécificité humaine.

c) culture

Il y a deux aspects de la culture, au sens où il y a transformation de la nature aux deux sens du terme nature (depuis l’Antiquité romaine) :

A) transformation de la nature, et en ce sens là il faut comprendre la culture comme culture de la terre (ce qui donnera le terme d’agriculture).

B) transformation de la nature humaine, on parlera en ce sens là de culture de l’esprit (en latin culture de l’âme ; cultura animi) et en ce sens là la culture sera non pas agriculture, mais éducation. Elle ne sera plus culture de la terre, mais culture d’un individu.

C) A ces deux aspects de la culture (correspondant à chacun des aspects de la nature – nature physique et nature humaine), il faut ajouter un troisième sens du terme culture, qui ne renvoie plus à la transformation de la nature par un travail (travail de la terre, éducation comme travail), mais au résultat de ce travail. Ce troisième sens apparaît au XVIème siècle et donc désigne la culture comme œuvres littéraires, et ce sens sera élargi au XIXème siècle à toutes les œuvres de l’esprit en général (qui ira donc jusqu’à regrouper l’ensemble du savoir et des modes de pensée et de vie en société).

Pour être plus précis, on dira que la culture est l’ensemble des coutumes, des croyances, des institutions (ensemble de réalités n’existant pas à l’état de nature) telles que l’art, le droit, la religion, les techniques (savoir-faire) de la vie matérielle ; bref, toutes les habitudes ou aptitudes apprises par l’homme en tant que membre d’une société, [1] (et qui ne relèvent donc pas de son seul fonctionnement biologique).

En ce dernier sens la culture n’est donc plus celle d’un individu mais celle d’une société toute entière et elle se caractérise par sa multiplicité, puisqu’il existe autant de cultures qu’il y a de sociétés différentes. On parlera par exemple de la culture japonaise ou américaine.

Remarque

Le point commun entre ces trois définitions est toujours ce travail de transformation d’un état à l’autre ; de l’état de nature à celui de culture, que cette nature soit celle du paysage (sens A), ou de l’homme, pris individuellement (sens B), ou collectivement (sens C).

Nature–transformation par le travail-culture.

La culture naît donc de la nature mais la nie (en devient la négation ; puisqu’au terme du travail il ne reste plus rien de naturel) en la dépassant.

Exemple :

-rien dans la savane ne ressemble à un champ de maïs

2) problèmes

a) qu’est-ce qui fait que l’homme est l’être de la culture par excellence puisqu’on dit de lui seul qu’il possède une culture ? Autrement dit, l’homme serait cet être paradoxal (contradictoire) et absolument singulier en lequel la nature dicte son auto-dépassement ; en lequel la nature dicte d’être cet être dont le propre est de se dépasser comme nature. En l’homme et en lui seul, la nature se nie elle-même.

La question est ici de savoir :

1) qu’est-ce que ça veut dire pour un être naturel (l’homme est un animal et non pas un robot) de se nier comme nature, de s’arracher à la nature pour devenir de part en part un être de culture, un être cultivé ou civilisé (homme dont le comportement est le plus éloigné d’un comportement naturel) ?

2) pourquoi l’homme serait-il le seul à bénéficier d’une telle disposition ? Qu’est-ce qui fait le propre de l’homme par rapport aux autres êtres de la nature ?

Comprendre le passage de la nature à la culture.

b) si la culture ne se réalise qu’à travers des cultures particulières, non pas communes à tous les hommes, mais différentes selon les groupes, les temps et les lieux, que penser de cette diversité culturelle ? Faut-il chercher à hiérarchiser ces différentes cultures sous prétexte que certaines seraient parvenues à un plus grand degré de civilisation ? Autrement dit, faut-il déplorer cette diversité (la regretter) et vouloir la dépasser en aspirant à une culture universelle ou faut-il en faire une réalité indépassable de la vie humaine, qui ne pourrait se déployer que dans une culture toujours particulière ?

Ce qui sera mis en opposition problématique ici seront les rapports de la culture (comme ce processus qui arrache l’homme à sa condition animale et qui en fait un être civilisé) et des cultures humaines telles qu’elles se présentent historiquement. La culture n’existe qu’à travers les cultures. Mais dès lors comment penser l’unité de l’être humain ? Y aurait-il autant d’humains qu’il y a de culture, sans qu’ils n’aient entre eux, une nature commune ?

I – La culture face à la nature : la culture comme arrachement à la nature

L’homme est-il un vivant comme un autre ? A la recherche des critères de distinction entre l’homme et l’animal. Où finit la nature (celle de l’homme considéré du simple point de vue biologique), où commence la culture (tout ce qui dans le comportement humain ne relève pas de l’ordre biologique, mais du comportement social, acquis dans la vie en communauté) ?

a) le mythe de Prométhée, Protagoras

Vocabulaire :

-vélocité (l.9) : rapidité

-fuite ailée (l.12) : capacité de voler

-avisé (l.28) : prudent

Questions :

1) les dieux prescrivirent à Prométhée et à Epiméthée de les doter de qualités, « en distribuant ces qualités à chacune [des races mortelles] de façon convenable ». (l.5-6) ;

Expliquez, en vous référant à d’autres passages du texte, ce que signifie « de façon convenable ».

« en vue de leur sauvegarde » (l.11), « c’était par cela même qu’il les sauvegardait » (l.13), « il prenait ses précautions pour éviter qu’aucune race ne s’éteignît » (l.15)

2) expliquer « la distribution consistait de sa part à égaliser les chances », (l.14)

3) à l’aide du texte, énumérer les dangers qui menacent les espèces :

« mutuelles destructions » (l.16), « les variations de température qui viennent de Zeus » (l.17)

4) Pourquoi Epiméthée choisit-il des aliments différents pour les différentes races ? (l.22-23) ?

5) Pourquoi dit-il qu’aux races qui se nourrissent de la chair des autres animaux (l.24-25), « il leur attribua une fécondité restreinte » ?

6) Résumez le premier paragraphe en une phrase.

7) donnez un synonyme à « êtres privés de raison », l. 29-30

8) Pourquoi Epiméthée est-il, à propos de la race humaine « embarrassé de savoir qu’en faire » (l.30-31) (la lecture de la suite du texte peut aider à répondre)

9) Pourquoi le « feu » apparaît-il comme un « cadeau » pour l’homme ? (l.38)

Ce mythe nous indique, de manière imagée, une intuition majeure de l’homme sur sa propre nature : il est un être à part dans le monde naturel. Certes, comme les autres, il fait partie des races mortelles, et c’est à ce titre qu’il doit recevoir les qualités lui assurant sa survie. Or, il n’a pas reçu sa part de ces qualités qui, par ailleurs, sont distribuées par Epiméthée avec habileté, puisqu’il organise le monde vivant de manière à maintenir un équilibre, les qualités des uns et des autres les protégeant de telle sorte qu’aucune espèce ne soit défavorisée, au sein de la lutte pour la vie. Cette habileté dans la distribution s’arrête cependant à l’homme, qui ne reçoit rien, et qui est donc le plus défavorisé de tous les animaux.

De fait, l’homme ayant très peu d’instinct (savoir inné de la meilleure façon d’agir, savoir inscrit dans le corps – ex : voler) et très peu de protections naturelles, a dû se vivre comme tel. L’homme ne bénéficie en effet, ni d’une taille qui le protège, ni d’une fourrure, ni d’armes (griffes, crocs), ni de moyens physiques de déplacements avantageux, comme le fait de pouvoir voler ou courir très vite.

C’est ce sentiment de fragilité et peut-être même d’injustice que le mythe de Protagoras exprime : tout se passe comme si on avait oublié l’homme dans la grande distribution originelle.

Mais en même temps, ce sentiment d’infériorité s’accompagne d’un grand sentiment de sa valeur et de sa spécificité : l’homme qui est le plus démuni en force physique et en instincts est aussi le plus doté des animaux, puisqu’il a reçu, en compensation des manquements de la distribution animale « l’intelligence qui s’applique aux besoins de la vie », autrement dit l’aptitude aux arts et à la technique et l’aptitude à faire du feu, à maîtriser cette énergie qui rend possible l’exploitation des autres arts. Or, il vit ces aptitudes « non naturelles » et « non animales » comme « divines » puisque, d’après le mythe, les dieux sont à l’origine de ces qualités humaines, puisqu’elles ont été volées par Prométhée – un dieu – à d’autres dieux ; Héphaïstos et Athéna.

Avec ces qualités, l’homme qui, au départ, était le moins doté de toutes les créatures terrestres, se retrouve capable de vivre avec autant de commodité (et même plus, nous le verrons), et donc capable de compenser son infériorité par des productions techniques (savoir-faire et outil) ; il est ainsi capable de se vêtir, de se chauffer, de se nourrir … : « les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments tirés de la terre furent, après cela [la maîtrise du feu et des arts que cette maîtrise rend possible], ses inventions ».

b) l’instinct et l’intelligence

1) instinct : L’instinct se caractérise par un certain nombre d’actions accomplies automatiquement – c’est-à-dire sans que la réflexion n’entre en ligne de compte.
Contresens sur l’idée que l’animal s’adapte à son milieu ; adaptation après coup qui supposerait un apprentissage. L’animal, comme le relate le mythe, soit est adapté naturellement à son milieu ; c’est-à-dire qu’il dispose en lui, en son corps, des facultés et des qualités physiques nécessaires à sa survie, soit il n’en dispose pas et alors il ne survit pas et il disparaît (exemple des mammouths qui n’ont pas survécu à la glaciation). Il n’y a donc pas adaptation, puisque si le milieu lui est hostile, et que les instincts font défaut, il n’y a pas adaptation mais au contraire disparition de l’espèce. Même si l’on peut constater chez certains animaux des marges de progression dans l’accomplissement de certaines tâches, celles-ci demeurent limitées, et l’on peut dire que cette progression elle-même est déterminée par l’instinct, et ne peut pas aller au-delà, c’est-à-dire ne peut aller guère au-delà de ce qui est prévu par la nature, c’est-à-dire comprises dans les bornes des facultés innées de l’animal.

C’est tout le contraire qui se produit dans l’intelligence. Donc contresens à dire que les animaux sont intelligents quand ils ne manifestent qu’un comportement instinctif.

2) intelligence : faculté d’apporter des réponses non naturelles (non innées) à des problèmes toujours nouveaux.

3) exemples :

Aucun peuple, fût-il le plus sauvage, le plus primitif (peuples sans écriture), ne vit naturellement. L’expression « vivre naturellement » est une contradiction dans les termes pour l’homme. Le pire contresens qu’on puisse commettre sur les peuples primitifs est de les imaginer vivant comme des animaux. De ce qu’ils vivent proches de la nature, il ne faut pas imaginer qu’ils vivent naturellement. Parler à leur propos d’une société non civilisée est aussi aberrant que de parler d’un peuple sans langage. L’homme est le seul animal à ne pas se contenter de ce que la nature lui donne.

1er exemple : Le corps

Prenons le corps, ce premier don de la nature. Partout l’homme le lave, le vêt, l’orne, le maquille, le peint (tatouages), le mutile (mutilations sexuelles, scarifications : cicatrices rituelles)) ? Aucun homme ne fait cela ; il se contente de vivre avec le corps que la nature lui a donné.

2ème exemple : les aliments

Aucun animal ne fera cuire ses aliments avant de les absorber. Au contraire, grâce au feu, l’homme arrache la viande et le légume cru de leur nature originelle, et en fait des plats qui sont le résultat de son travail.

3ème exemple :

Seul l’homme cultive la terre, extrait des métaux à partir du minerais, fabrique des véhicules qui pourront le transporter bien plus rapidement que n’auraient jamais pu faire les forces réunies de son corps.

4ème exemple :

L’homme crée l’animal domestique – qui n’est pas comparable à l’animal à l’état sauvage. Il l’élève et va même jusqu’à produire des variétés qui n’eussent pas existé sans lui.

5ème exemple :

Même manipulation avec les plantes : la cueillette a précédée la culture, mais la culture a fini par produire de nouvelles variétés. La nature a crée la pêche, l’homme a fait la nectarine et le brugnon. Du chou et du navet qu’il a croisé, l’homme a inventé le colza. Avec les manipulations génétiques un nouveau palier est franchi.

La nature est donc de plus en plus travaillée, et en ce sens là, de plus en plus lointaine.

Tableau illustratif des deux mondes de la culture et de la nature :

Corps Alimentation Langage Terre Matière Déplacement

Nature nudité crus cris/chants sauvage brute corps

Vol, course, marche

Culture vêtements cuite paroles cultivée transformée véhic.

Parures artificielle

Pratiques corporelles

Domaines culturels tissage cuisine langage métallurgie métallurgie méca.

Concernés orfèvrerie agriculture chimie

Mode

c) l’idée de perfectibilité, Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes :

Il y a une (…) qualité très spécifique qui distingue [l’homme de l’animal], et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation ; c’est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu ; au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans.

1) le critère de distinction (signe distinctif, qui fait la différence) : la perfectibilité

a) Définition perfectibilité :

Qualité première et spécifique de l’homme par laquelle il se distingue des animaux. « Faculté, qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres ».

Voilà la « vraie » nature de l’homme qui est en même temps une « non-nature », puisque loin d’enfermer l’homme dans une définition, elle ouvre à l’humanité une quasi-infinité de possibles. Il faut donc ici opposer à la nature qui limiterait l’homme dans sa manière d’être, l’idée de liberté qui rend son devenir indéterminé.

Exemple du coupe-papier, chez Sartre « l’existence précède l’essence ».

L’homme est un être doué de culture parce qu’il est par nature libre, c’est-à-dire que son avenir n’est pas déterminé par le passé, n’est pas déterminé à l’avance (distinction contingence (ce dont le contraire n’est pas contradictoire ou possible (que je mange du rizou des pâtes) ; nécessité ; ce dont le contraire est contradictoire ou impossible : que la somme des angles d’un triangle excède 180°, que l’eau bout à 200°). La condition de possibilité de la liberté est la contingence ; tandis que la nature se définit par la nécessité (l’araignée n’a pas la liberté – et donc le choix de faire du miel ou de ne pas en faire ; un corps en chute libre n’a pas le choix de ne pas être soumis à la gravitation universelle).

La perfectibilité est une qualité, un attribut bien particulier, car elle n’est pas définie dans l’expression concrète qu’elle va prendre. Cette expression concrète est en puissance plutôt qu’en acte, pour reprendre l’expression d’Aristote. C’est un pur potentiel (plasticité de l’homme). Voilà pourquoi cette faculté est « presque illimitée ». On ne peut pas savoir jusqu’où elle entraînera l’homme, en particulier au niveau de l’espèce. Avec la découverte de l’écriture, qui permet une transmission du savoir et notamment du savoir technique et scientifique, les progrès dans la manipulation de la matière n’ont, jusqu’à présent, rencontré aucune limite.

Cette faculté si particulière, la perfectibilité, est la mère des autres facultés humaines, « elle développe successivement toutes les autres », en ce sens que les autres facultés en sont les expressions concrètes ; la perfectibilité ne se réalise que dans la maîtrise d’autres facultés. C’est parce que l’homme est né indéfini, avec un potentiel ouvert, qu’il a inventé mille manières d’être au monde et qu’il s’est forgé un monde culturel et social qui n’a plus rien à voir avec le monde naturel.

b) une négation de la nature inscrite dans la nature humaine

Mais ce qui est paradoxal ici c’est que l’homme est certes un produit culturel et à ce titre a accès à une liberté d’être que n’ont pas les animaux, mais cette possibilité qu’a l’homme de devenir un homme au sein d’une culture ne serait pas possible s’il n’y avait pas en lui, biologiquement en quelque sorte, une aptitude à être éduqué, formé, élevé à l’humanité.

c) la culture, signe de l’inachèvement de l’homme

1) un inachèvement regrettable

C’est Nietzsche qui, le premier, a défini l’homme comme l’être qui est né non terminé, un « avorton » resté au stade fœtal, à la différence des autres êtres vivants, nés terminés, déterminés par l’instinct à des comportements précis. (Par-delà le Bien et le Mal, § 62).

2) un inachèvement souhaitable

Mais ce que ne dit pas Nietzsche, c’est que c’est précisément cette faille, ce ratage du naturel en lui, ce manque d’instinct, cette indétermination de l’homme, qui lui permet d’être réceptif à la culture et à l’accumulation du savoir qu’elle représente.

L’homme, s’il a donc peu d’instincts, peu de comportements préétablis, a au contraire une souplesse et une adaptabilité qui lui ouvrent presque à l’infini les possibilités (il n’a pas d’ailes, mais il peut voler grâce à l’invention de l’avion, et même aller bien plus haut et bien plus loin (espace) que là où ne vont les oiseaux). Cette souplesse, fait que l’homme peut s’adapter à son milieu, et l’histoire et la géographie le prouvent, à n’importe quel type de milieu.

Conclusion

L’homme est donc un être de progrès, et en ce sens là, la nature est à penser non seulement par opposition à la liberté (la nature de l’araignée est de tisser sa toile mais la nature de l’homme n’est pas d’être musicien ou d’être électricien ; rien de tout cela n’est inscrit dans ses gènes) mais aussi par opposition à l’histoire. La nature c’est ce qui est immuable – même s’il y a du changement, il y toujours répétition du même – il y a circularité : c’est le cycle des saisons, par exemple ; et en ce sens-là il n’y a pas de nouveauté.

En revanche l’histoire s’oppose à la nature parce qu’elle a comme condition de possibilité la liberté, à savoir que le futur ne ressemblera pas au passé. Il y a histoire quand il n’y a plus répétition du même mais au contraire nouveauté, qui est donc le signe du progrès. Cette manifestation du progrès est très sensible dans l’espèce humaine, dont les modes de vie actuels n’ont rien à voir avec les modes de vie passés – qu’avons-nous en commun avec le pharaon égyptien, ou le serf du moyen-âge et encore le paysan du XIXème siècle ? « au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ». Quelle différence en effet entre l’araignée qui tisse sa toile au XXIème siècle et celle qui il y a plus de deux millénaires tissait sa toile dans le tombeau des pharaons ?

3) la perfectibilité n’est pas la perfection

Et pourtant, cette faculté qui semble élever l’homme bien au-delà de l’animalité pour le renvoyer même du côté des dieux (comme semble le montrer le mythe de Protagoras), fait aussi l’objet d’une critique très vive de la part de Rousseau, comme l’indique la suite de son texte :

Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui a fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la Bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents, que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature ».

La perfectibilité, comme puissance libre dans son devenir, comporte des dangers. Alors que l’animal est réglé par l’instinct et possède par là une espèce d’infaillibilité qui est aussi son enfermement et ses limites, l’homme peut se tromper, peut descendre plus bas que l’animal, peut accomplir des actes inhumains, actes que seul un humain peut, paradoxalement, accomplir (car l’animal, dit Rousseau, ne peut être mauvais, ne sachant ce que c’est que d’être bon. Notion de gratuité dans la méchanceté – cruauté, qui est absente de celle de force animale comme défense pour sa survie (la violence est la violation d’un droit, mais il n’y a que de la force dans le monde animal, dans la mesure où il n’y a pas de droit). L’homme peut utiliser son intelligence, et donc sa perfectibilité au service de sa méchanceté (guerre (pas envisagée comme auto-défense mais comme acte d’humiliation ; prison de Guantanamo, barbarie…).

Conclusion

Définition de l’humanité : la marque distinctive de l’homme ne réside pas dans une nature éternelle qui le déterminerait une fois pour toutes, mais dans son aptitude à inventer les conditions dans lesquelles s’inscrit son existence.

II – La culture et les cultures

a) nature universelle et cultures particulières

Un critère de distinction de la nature (comme la sphère de la réalité non transformée par l’humain) et la culture comme transformation de la nature réside dans l’opposition de l’universel et du particulier. Tout ce qui est naturel est universel, tandis que tout ce qui est culturel est particulier.

Lévi-Strauss (ethnologue français) opère cette distinction en montrant qu’il y a un point de passage entre la nature et la culture, représenté par la prohibition (interdiction) de l’inceste dans toutes les communautés humaines. Cette prohibition est culturelle dans la mesure où elle relève de l’univers de la règle qui donc a été instituée par l’homme, mais en même temps cette règle se retrouve chez toutes les communautés humaines et elle est de ce point de vue là universelle. Donc dans le partage entre nature et culture, il y a un comportement humain – celui du respect de la prohibition de l’inceste – qui se situe vraiment à la frontière entre les deux domaines ; à la fois naturel parce qu’universel et culturel parce qu’institué, parce que relevant d’une règle posée et imposée par l’homme.

Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1947. (texte p. 163).

b) hiérarchiser les cultures ?

L’histoire des rapports entre les cultures n’a pas toujours été très pacifique.

Problème : admettre que les cultures élaborées par les hommes manifestent des différences incontestables ne risque-t-il pas d’inviter à concevoir des humanités à leur tour différentes, et donc d’introduire entre ces dernières une sorte de hiérarchie ? Pour penser que l’humanité est unifiée, alors qu’elle ne se réalise que dans des cultures différentes, sans doute est-il nécessaire de repérer, en-deçà même des différences culturelles, quelques « qualités » ou potentialités communes à toute l’humanité.

1) négation de la différence, ou de l’humanité des autres

Si l’on parle aujourd’hui plus volontiers de « culture » que de « civilisation », c’est, au moins en partie, parce que ce dernier terme impliquait l’existence de « non-civilisés », soit d’hommes privés de ce qui faisait la « supériorité » ou la noblesse des « civilisés ».

Les Grecs, qui se concevaient eux-mêmes comme hautement « civilisés », rejetaient tous les non-Grecs (ce qui signifiait d’abord tous ceux qui n’avaient pas le bonheur de pratiquer leur langue), dans la « barbarie »* - qui ne valait guère mieux, comme l’indique son étymologie, que l’animalité. Ultérieurement, on remplaça peu à peu la « barbarie » par la « sauvagerie », mais le « sauvage », individu ainsi nommé par référence à la « forêt » où il était censé vivre, n’était toujours pas un homme authentique. Il lui manquait trop évidemment ce qui caractérisait le civilisé européen : le baptême ou la peau blanche (ce qui était bien complémentaire, puisqu’on put se demander si les êtres de peau noire avaient seulement une âme), entre autres (l’organisation politique centralisée autour d’un pouvoir monarchique, la famille telle qu’on la concevait en Europe, le travail comme on l’y avait organisé socialement, etc).

On qualifie d’ethnocentrique cette vision qui survalorise le milieu culturel auquel on appartient, mais c’est pour constater qu’en fait, elle est universelle. Lorsque les Espagnols rencontrent les Indiens d’Amérique du Sud, la reconnaissance de l’humanité de l’autre fait problème des deux côtés : si les Indiens sont visiblement des « sauvages » (bien qu’ils vivent assez peu dans les forêts et que l’Empire inca fût un modèle d’administration…) et des païens qu’il s’agit de christianiser d’urgence et de force, les Espagnols sont plutôt perçus comme des dieux étrangers, en raison de leurs chevaux ou de leur armement. L’ethnocentrisme a pu ainsi se manifester dans pratiquement tous les contacts entre cultures différentes. Dans ces conditions, la « supériorité » matérielle, celle qui permet au conquérant de s’imposer par la force et les armes, paraît confirmer qu’il y a bien d’un côté des hommes et de l’autre une sous-humanité, ou une animalité, ou encore « de grands enfants », dans tous les cas des êtres sous-développés qu’il s’agit de transformer (par le travail obligatoire, la religion imposée et la modification des coutumes) pour les rapprocher de l’humanité véritable, dont le conquérant fournit le seul modèle concevable. Ethnocentrisme et hiérarchisation des cultures vont ainsi de pair.

2) la diversité culturelle et la tentation de la hiérarchie

Montaigne* a pourtant suggéré que les « cannibales » étaient des hommes au même titre que leurs observateurs, mais le relativisme culturel dont il fait preuve est encore rare au XVIème siècle*. L’inégalité dans le développement matériel des cultures, et notamment dans leur capacité de production des biens de subsistance (ultérieurement, de consommation), a encouragé l’idée de l’inégalité des cultures elles-mêmes.

Le développement des voyages de « découvertes », les premières observations ethnographiques*, puis la mise au point de l’ethnologie et de l’anthropologie culturelle ont amené à concevoir que les cultures humaines sont bien différentes. Mais cela n’a pas signifié qu’elles avaient toutes la même dignité, dans la mesure où les cultures étrangères n’étaient appréciées qu’à partir des valeurs des observateurs eux-mêmes, qui appartenaient en priorité à la culture européenne, soit celle qui se préoccupe le plus de réalisations matérielles et de « progrès ». Ainsi a pu s’imposer, notamment au XIXème siècle, un « évolutionnisme sociologique » affirmant la possibilité de classer toutes les cultures repérables selon un axe chronologique unique, dont l’aboutissement était bien entendu la culture des partisans de cette théorie : les « primitifs » représentaient les « débuts » de l’humanité, passant ensuite par l’Antiquité « classique » avant de se déployer dans les formes culturelles de l’Occident – ce qui maintenait l’idée que l’humanité n’avait pas partout la même valeur, puisque certains de ces représentants témoignaient de formes culturelles « attardées », tandis que d’autres proposaient les formes qui avaient le plus d’avenir.

Pour en finir avec un tel évolutionnisme, il a fallu que les ethnologues, à la suite de Claude Lévi-Strauss, montrent que les différentes cultures ne valorisaient pas uniformément les mêmes « projets », et fassent par exemple valoir que le « progrès » n’est pas un concept universellement positif – notamment lorsqu’il s’agit du progrès technique ou d’un progrès concernant les facilités de l’expérience quotidienne -, ou que les cultures « primitives » sont bien souvent plus attentives que les cultures occidentales à l’équilibre « écologiques », plus soucieuse de respecter la vie des espèces ou les rythmes naturels :

« La civilisation occidentale s’est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à disposition de l’homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. [Donc l’homme occidental est certes « plus avancé » si on prend le critère de la vitesse comme critère de supériorité d’une culture]. [Mais] si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les esquimaux, d’une part, les Bédouins de l’autre, emporteraient la palme. L’Inde a su, mieux qu’aucune autre civilisation, élaborer un système physico-religieux, et la Chine, un genre de vie, capables de réduire les conséquences psychologiques d’un déséquilibre démographique […]. L’Occident, maître des machines, témoigne d’une connaissance très élémentaire sur l’utilisation et les ressources de cette suprême machine qu’est le corps humain. Dans ce domaine, au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l’Orient et l’Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires. [Et] la richesse et l’audace de l’invention esthétique des Mélanésiens, leur talent pour intégrer dans la vie sociale les produits les plus obscurs de l’activité inconsciente de l’esprit, constituent un des plus hauts sommets que les hommes aient atteints dans ces directions ».[2]

Les différences culturelles ne concernent donc pas seulement les modes de cuisine, les croyances religieuses, ou les habitudes de politesse, elles portent aussi – sinon en priorité – sur la conception des relations des hommes avec leur environnement global. Dès lors, aucune hiérarchisation n’est plus possible, puisque l’on est obligé de constater que, selon le critère adopté (entraide entre les membres de la communauté ou enrichissement, développement technique ou connaissance des relations de parenté), c’est l’une ou l’autre forme de culture qui paraîtra « la meilleure ».

3) l’unité de l’humanité

On doit alors reconnaître que, à travers leur diversité, les cultures affirment toutes la même chose : la négation de l’ordre naturel, le fait que l’homme, où qu’il vive, ne peut se contenter d’admettre que les lois de la nature déterminent intégralement son existence. C’est, en fait, un premier signe de l’unité de l’humanité : lorsqu’elle apparaît, et quel que soit le lieu de cette apparition et l’évolution qui s’affirmera ensuite, elle instaure une distance définitive relativement à la nature. De ce point de vue très radical, on ne saurait affirmer l’existence d’humanités différentes : il n’existe qu’une humanité, et c’est par l’invention culturelle qu’elle s’affirme.

La nature universelle de l’homme, c’est d’être un être de culture. Or, nous avons dit que ce qui fondait la possibilité même pour l’homme d’être un être cultivé était la liberté, car la liberté est ce qui s’oppose à la nature, et qui permet de s’en arracher. Si donc l’homme est par nature ou par essence, libre, si l’homme, donc, est ce qui par nature nie la nature en lui, on pourra hiérarchiser, à l’intérieur de chaque culture des traits qui, en tant qu’ils nieront cette propriété essentielle de l’homme, seront à critiquer, comme la pratique de la torture, des mutilations physiques (excision,…) puisqu’elles nient chez l’homme sa faculté à avoir le choix. D’où l’idée que certaines valeurs ne sont pas, ou ne devraient pas, être seulement culturelles, mais trans-culturelles, c’est-à-dire universelle. Et c’est la vocation même, comme son nom l’indique, de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen.

Conclusion

Au terme de ce chapitre, on a compris ce que signifiait pour l’homme d’être un être de culture, c’est-à-dire un être dont le propre est de se détourner de ce qui le rive à la nature. Mais on a aussi compris que si cette existence culturelle de l’homme se réalisait toujours au sein d’une culture particulière, celle-ci n’empêchait pas de concevoir la nature humaine comme une, au sens où elle partageait, ou devrait le faire, des valeurs universelles, dont en premier lieu celle de liberté, qui porte avec elle celle de respect de l’humanité (le respect étant à comprendre comme la reconnaissance de la liberté d’autrui).



[1] Tylor, in Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier

[2] Race et histoire, 1961, Folio Essais, p. 70.

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