samedi 24 avril 2010

La matière et l’esprit (TL-TES)


Introduction

Notre expérience de la réalité nous donne le sentiment d’être partagés entre deux mondes à la fois très différents et pourtant liés : le monde de la matière et celui de l’esprit. Dès l’origine, les traditions religieuse et philosophique occidentales se sont divisées sur le point de savoir si ce dualisme* était justifié.

-dualisme : système reposant sur deux principes explicatifs (la matière et l’esprit) irréductibles l’un à l’autre. Il s’agit, a priori, de deux ordres de réalité totalement hétérogènes.

1er problème :

Mais le dualisme, pour évident qu’il apparaisse n’en est pas sans poser un sérieux problème : celui de l’interaction des deux substances (des deux réalités) entre elles : comment, en effet, l’esprit, qui est inétendu, peut-il agir sur le corps, qui est étendu (matière : ce qui occupe une portion d’espace) ? Problème désigné aujourd’hui par son nom anglais : the mind-body problem.

Quand on ne le pensait pas justifié, en particulier en raison des difficultés posées par ce problème, on lui a opposé, d’une part, une réduction du réel au spirituel (idéalisme ou spiritualisme), et d’autre part au matériel (matérialisme). Mais ces solutions elles-mêmes ne sont pas sans poser d’autres problèmes. Le problème posé par le matérialisme est le suivant :

2ème problème :

Le problème ici est inverse par rapport à celui posé par l’union de l’âme et du corps, le réductionnisme matérialiste (réduire les deux réalités – spirituelles et matérielles – à une seule) n’est pas sans entraîner de lourdes conséquences : si l’esprit n’est que matière, il perd sa liberté, et du même coup sa responsabilité morale : si mes choix ne sont que l’effet de facteurs matériels qui pèsent sur moi, alors je suis aussi déterminé à agir de la manière dont j’agis que ne l’est la matière pure et simple (exemple : la tuile qui tombe du toit) et, comme elle on ne peut m’en imputer la responsabilité (imputer : faire porter la responsabilité sur ma personne) (de même qu’on ne parle pas de faute quand la tuile tombe du toit, quand bien-même elle viendrait à assommer quelqu’un).

I – Le dualisme de l’esprit et de la matière

1) le matérialisme originel et son dépassement

Les historiens ont coutume de considérer que la philosophie prend naissance avec l’effort de pensée des philosophes présocratiques qui consista à remplacer les interprétations mythologiques de la réalité par de premières tentatives d’explications naturelles. Distinction interpréter/expliquer. On a substitué – ou au moins ajouté - au questionnement sur le sens du monde (qui pose la question du pourquoi (le monde est-il ainsi et pas autrement ; question de l’interprétation : recherche des raisons) à la question du comment : comment est constitué le monde, de quoi est-il fait (question de l’explication : recherche des causes). Or cette explicqtion à partir d’éléments premiers, le plus souvent présentés comme matériels (l’eau, la terre, le feu, selon des combinaisons variables selon les auteurs) que l’ensemble du monde se serait formé (appelé cosmos en latin).

Très tôt, cependant, une question s’est posée : comment rendre compte de l’existence d’un tel ordre ? L’idée d’un agencement matériel mécanique suffit-elle à expliquer la régularité des phénomènes naturels (par exemple, peut-on expliquer le cycle des saisons sans recourir à intention, sans volonté d’un tel agencement, mais par le seul concours aléatoire des rencontres matérielles) ?

Prenant modèle sur les comportements humains qui s’expliquent de façon bien plus satisfaisante lorsque l’on examine les intentions qui en sont la cause, les premiers métaphysiciens en vinrent ainsi à poser l’existence d’un esprit à l’origine de l’ordre de l’univers (métaphysique : ce qui vient après la physique – réalité purement immatérielle au-delà de la réalité simplement matérielle, physique). De même que l’existence du lit ne s’explique pas seulement par l’existence du bois, il est nécessaire de supposer l’existence d’un artisan qui a voulu donner une forme particulière à ce bois, de même l’univers serait ordonné par une sorte d’intelligence sans laquelle son organisation demeurerait incompréhensible.

2) le dualisme cartésien

a) la substance pensante et la substance étendue

La pensée cartésienne repose sur la distinction fondamentale entre l’âme et le corps, distinction résultant de la démarche méthodique du doute métaphysique, dont l’issue montre que l’existence de notre esprit pourrait avec certitude être établie, même si nous n’avions pas de corps.

Cela ne signifie nullement, selon Descartes, que nous devons douter définitivement de l’existence de ce corps*, mais que l’âme et le corps sont deux réalités distinctes, ou « substances », dont la coexistence dans un même être, l’homme, s’éprouve dans l’expérience du sentiment ou des passions, mais reste alors à expliquer.

Descartes définit l’esprit ou âme comme res cogitans (chose pensante), donc comme immatérielle. Le corps, au contraire, est composé de matière ; il est une chose étendue, c’est-à-dire composé de parties extérieures les unes aux autres (en latin on dit partes extra partes).

La philosophie cartésienne représente donc les rapports de l’esprit et du corps (que ce soit mon corps ou les corps extérieurs en général) sous la forme d’un dualisme.

b) Problèmes

Le problème de l’union de l’âme et du corps annoncé en introduction se subdivise en deux problèmes distincts (différents du problème posé par la thèse du matérialisme, annoncé aussi en introduction).

Premier problème : le problème de Malebranche

Mais, si cela était absolument le cas, comment expliquer que je puisse mouvoir mon corps par ma seule volonté, c’est-à-dire par une action de l’esprit ?

Explication de la question : l’esprit n’occupe pas d’espace, même si je dissèque mon cerveau dans ses plus infimes parties (au niveau cellulaire par exemple, je ne rencontrerai jamais d’ « esprit », je ne rencontrerai jamais ce que j’ai à l’esprit quand je pense, ce que l’on appelle les états mentaux (voir une couleur, sentir une douleur, faire un calcul, imaginer ses prochaines vacances…), toutes ces pensées ne sont pas matérielles, elles n’occupent pas d’espace, même si elles sont « en moi ». Ce qui n’est pas le cas du stylo qui, quand il est « disséqué », c’est-à-dire réduit à ses plus petites parties n’a aucun mystère : j’ai alors accès à toutes ses parties, rien n’est caché à mon regard. C’est ce que l’on a vu dans le problème de l’intériorité : il n’y a rien de définitivement intérieur dans le stylo (je peux sortir la cartouche du stylo, l’encre de la cartouche, etc.)


Parce que je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement, peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l’une est distincte ou différente de l’autre, parce qu’elles peuvent être posées séparément au moins par la toute-puissance de Dieu. Et partant, de cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature est de penser. Et quoique peut-être (ou certainement comme je le dirai tantôt[1]) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui.

Descartes, Sixième Méditation

-intériorité absolue (l’esprit) et intériorité relative (la matière)

-absolu : ce qui ne dépend de rien d’autre pour exister ou pour être ce qu’il est (Dieu : l’être absolu), ce qui est valable à tous les points de vue.

-relatif : ce qui dépend d’autre chose pour exister ou pour être ce qu’il est (l’homme), ce qui n’est vrai qui n’est pas vrai à tous les points de vue : l’intériorité de la matière (et donc par exemple du stylo) n’est vraie qu’à certains points de vue, mais il y aura toujours un point de vue (celui de la décomposition, de la division) pour lequel la matière n’aura aucune intériorité, et comme c’est ce qui la distingue essentiellement de l’esprit, on va définir la matière comme ce qui a la propriété d’avoir ses parties extérieures les unes aux autres.
Descartes dira en latin : partes extra partes.

-le mystère d’autrui

C’est cette intériorité essentielle à l’esprit qui explique qu’on puisse parler du mystère d’autrui (en avez-vous parlé dans le cours sur autrui ?). Autrui c’est celui qui a toujours, par essence, la possibilité de me mentir parce que je ne pourrais jamais comparer ce qu’il me dit à ce qu’il a « en tête »).

-le problème de Malebranche

Donc le corps est inétendu et immatériel, donc il ne peut entrer en contact avec un corps matériel. Or pour qu’un corps produise un effet sur un autre corps, et en particulier un mouvement, par exemple, il faut que les deux corps – celui qui agit – entre en contact avec celui qui pâtit. Car le mouvement dans la nature n’est possible que par contact. Il n’y a pas d’action à distance.

Ex de la chaise du bureau.

Si on transpose ce problème à celui de l’esprit et du corps, on peut prendre l’exemple de ce qui est connu sous le nom de problème de Malebranche : comment, si je veux lever le bras, puis-je lever le bras.

Or vouloir lever le bras, et effectivement lever le bras serait une action à distance. En effet, la volonté (de lever le bras) : purement immatérielle (c’est une idée = inétendue).

-déplacement du problème

Donc même si on dit que la volonté (de lever le bras) va entraîner une réaction électro-chimique dans le cerveau, réaction qui, elle, est d’ordre matériel, cela ne résout pas le problème, il ne fait que le déplacer dans une autre partie du corps.

Bien sûr, il est très facile de comprendre le passage entre la première réaction électro-chimique et la contraction musculaire qui permet de lever le bras, puisqu’il s’agit là d’une succession de mouvements matériels. L’influx nerveux, électrique qui conduit à la sécrétion chimique de neuromédiateurs dans les synapses.

-comparaison avec les dominos

De même que quand on aligne une quarantaine de dominos ou de morceaux de sucre, on peut comprendre la chute du quarantième à partir de la chute du premier domino qui, par une réaction en chaîne (la chute du premier morceau de sucre fait tomber le second qui fait tomber le troisième et ainsi de suite…), on comprend que l’influx nerveux se communique jusqu’à la cellule du muscle qui, sous l’effet de neuromédiateurs, va contracter ses fibres, et produire le mouvement du bras vers le haut.

-là où le problème demeure

Donc nous n’avons absolument pas résolu le passage entre la volonté de lever le bras et le premier effet cérébral qui s’ensuit, à savoir la variation du potentiel électrique au niveau neuronal.

Deuxième problème : « l’âme n’est pas logée dans le corps comme un pilote en son navire »

L’inverse fait également problème : comment se fait-il que des processus physiques créent en nous des impressions sensibles, des sensations : de l’ordre du vécu psychologique.

Exemples : perception de couleurs, douleurs.

Descartes dira que « l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire », Sixième méditation.

La nature m’enseigne (…) par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suit qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être avertis par des sentiments confus de faim ou de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps.

Descartes, Sixième Méditation

Le marin ne fait pas corps avec son navire, tandis que l'âme ressent ce qu'éprouve le corps. Ame et corps sont liés, mais distincts du point de vue de leur essence: ils sont de nature différente.

-Reformulation du problème :

Comment un changement physique dans le nerf optique peut-il avoir, parmi ses effets, la perception par l’esprit d’une couleur ? Le processus électro-chimique (l’influx nerveux déterminé par une longueur d’onde) semble être d’une nature totalement différente de celle de la sensation perçue (une longueur d’onde n’est pas la même chose qu’une perception de couleur, et la question est de savoir comment expliquer le passage de l’un à l’autre).

Cette distinction est déjà à l’œuvre en philosophie depuis Locke et est connue sous le nom de la distinction entre qualités premières (qualités objectives, qui sont inhérentes, qui appartiennent à l’essence de l’objet, par exemple figure, texture, mouvement) et qualités secondes (qualités subjectives, qui n’existent que dans le sujet percevant, par exemple couleurs, sons, goûts, Essai philosophique concernant l’entendement humain II, ch. 8, § 10).

Distinction qui recoupe celle des propriétés essentielles (qualités premières) et des propriétés accidentelles (qualités secondes).

Connaissez-vos le texte des Méditations fonde/pose cette distinction ? L’avez-vous étudié dans le chapitre sur la perception ?

Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. (…).

Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine peut-on le toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure, et personne ne peut le nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe, se trouve changée et pourtant la même cire demeure.

Mais inversement, la sensation perçue dans les images rétiniennes, pour être réelle (c’est-à-dire réellement ressentie) ne requiert même pas que l’objet ressenti (la lumière par exemple) soit présent. On peut penser à la couleur rouge même dans le noir. On peut aussi rappeler que toutes les espèces animales ne voient pas les mêmes couleurs. La vision appartient donc à l’ordre du vécu psychologique (la sensation perçue ou l’image mentale) et ne dépend pas seulement de la nature de l’objet vu.

Ce double problème peut se résumer ainsi : comment l’esprit peut-il influencer le corps et être influencé par lui ?

c) la solution problématique de la glande pinéale

Descartes propose de localiser l’endroit du cerveau où se fait l’union de l’âme et du corps dans la glande pinéale (située dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’hypophyse : siège de la croissance (hormones pour faire grandir), seul organe que l’anatomie de l’époque à n’avoir pas deux parties symétriques ; elle est situé au milieu du cerveau, c’est une petite alvéole qui devait contenir l’âme, sous les deux hémisphères.

Mais localiser l’âme n’est pas résoudre le problème de son union avec le corps puisque nous sommes encore ramené au problème du mouvement du bras (comment une idée – immatériel peut-elle avoir un effet sur la matière, sachant qu’il n’existe pas d’action à distance).

Transition : face aux impasses du dualisme, la solution moniste se présente donc comme plus cohérente, même si, d’une part, elle est beaucoup moins évidente à nos intuitions, et d’autre part, elle posera, dans le cas du monisme matérialiste un autre genre de problème : celui de l’impossible liberté des actions humaines.

II – Le monisme

1) l’immatérialisme de Berkeley : réfutation des qualités premières : seules n’existent les qualités secondes.

Etre, c’est être perçu ou percevoir ou vouloir ou agir. Théorie de la connaissance.

Hylas : Couleurs, sons, saveurs, en un mot toutes les qualités qu’on appelle secondes n’ont, c’est certain, aucune existence en dehors de l’esprit. Mais il ne faut pas supposer qu’en le reconnaissant je porte atteinte à la réalité de la matière ou des objets extérieurs, vu que je rejoins sans plus la position soutenue par bien des philosophes qui sont pourtant aussi éloignés qu’on peut imaginer de nier la matière. Pour entendre ce point plus clairement, il faut que vous sachiez que les philosophes divisent les qualités sensibles en qualités premières et en qualités secondes. Les premières sont l’étendue, la figure, la solidité, la pesanteur, le mouvement et le repos. Et, pour celles-là, ils tiennent[2] qu’elles existent réellement dans les corps. Les autres sont celles qui ont été énumérées plus haut, en bref toutes les qualités sensibles à l’exception des qualités premières, qualités dont ils affirment qu’elles sont seulement autant de sensations ou idées sans existence ailleurs que dans l’esprit. Mais vous étiez déjà au courant de tout cela, je n’en doute pas. (…)

Ph : mais que diriez-vous si les mêmes arguments qu’on apporte contre les qualités secondes doivent rester valables aussi contre les qualités premières ? (…)

H : Si ce que vous dites est vrai, Philonous, je me demande pourquoi les philosophes qui dénient toute existence réelle aux qualités secondes l’attribueraient pourtant aux qualités premières. S’il n’y a pas de différence entre elles, comment peut-on expliquer qu’ils les traitent ainsi différemment ?

Ph : (…) On peut probablement assigner, entre autres raisons la connexion qui adjoint le plaisir et la peine au premier groupe de qualités plutôt qu’au second. Le chaud et le froid, les saveurs et les odeurs ont quelque chose de plus vivement plaisant ou désagréable que ce dont nous affectent les idées d’étendue, de figure et de mouvement. Et comme il est trop visiblement absurde de soutenir que la douleur et le plaisir puissent exister dans une substance qui ne perçoit pas, il est plus facile de détourner les hommes de croire à l’existence extérieure des qualités secondes qu’à celles des qualités premières. (…) Mais au total cette distinction n’a aucun fondement rationnel : car une sensation indifférente est à coup sûr tout aussi authentiquement une sensation qu’une autre plus agréable ou plus pénible.

Berkeley, Trois discours entre Hylas et Philonous, 1er discours

2) le parallélisme ou expressionisme de Spinoza

« L’ordre est la connexion des choses est le même que l’ordre et la connexion des idées », Ethique : cela signifie que la matière et l’esprit (les choses et les idées) sont une seule et même réalité ; une seule et même substance, considérées de deux points de vue différents. Comme le serait une pièce de monnaie, qui est une seule réalité, mais qui comporte deux faces différentes l’une de l’autre. L’une de ces faces serait donc comparable à l’esprit, et l’autre à la matière. Dans la mesure où matière et esprit sont une seule et même chose, cela n’a plus de sens de parler d’interaction de l’une sur l’autre. Donc pour expliquer que quand je veux lever le bras je parvienne à lever le bras, il ne faut pas penser cet « événement » en termes de causalité mais en termes de corrélation. Corrélation signifie simultanéité mais simultanéité ne signifie pas causalité : deux phénomènes corrélatifs – simultanés ne sont pas nécessairement la cause et l’effet l’un de l’autre. Donc, pour Spinoza, il se trouve que, à chaque fois que j’ai l’idée de lever le bras, mon bras se lève (c’est pourquoi on parle de parallélisme à propos de Spinoza : la succession des idées dans mon esprit est parallèle à la succession des actes de mon corps, mais sans que celle-ci ne soit cause de celle-là), mais ces deux phénomènes sont indépendants au sens où ils sont seulement simultanés et non pas cause l’un de l’autre. De la même manière que si deux personnes traduisent le même texte dans deux langues différentes on pourra faire correspondre chacune des parties traduites dans une langue dans son équivalent dans l’autre langue. Et cela ne signifie pas que la traduction dans la première langue soit cause de la traduction dans la seconde. Mais du coup le terme parallélisme n’est pas tout-à-fait approprié parce qu’il suppose que deux événements se produisent en même temps (de manière parallèle), or là il s’agit du même événement observé sous deux points de vue différents. On parlera donc aussi d’expressionisme.

3) les trois matérialismes contemporains

a) matérialisme historique (Marx)

Distinction infrastructure/superstructure : ma conscience reflète la structure sociale et économique, pas seulement la matière inanimée, mais aussi les rapports de production/les forces productives. La conscience produit l’idéologie (superstructures) : ensemble de représentations qui relèvent davantage de la croyance que de la vérité de la société (religion, art, croyances politiques, culturelles, économiques…)

b) matérialisme pulsionnel (Freud)

c) matérialisme biologique

*les origines dans l’atomisme antique

Dès l’antiquité, le recours à une intelligence ordonnatrice du monde a été dénoncé comme une sorte de superstition. L’épicurisme (Epicure, -342/-270) qui s’inspire de l’atomisme de Leucippe (-460/-370) et de Démocrite (idem) affirme que ne peuvent être clairement conçus que des atomes et du vide. Des atomes, parce que nous faisons l’expérience de l’existence de corps matériels, et du vide parce que sans lui, le mouvement, les assemblages des atomes dans les corps, et la décomposition de ces corps dans la mort, ne pourraient s’expliquer

Mais même l’esprit (l’âme) est matérielle pour les atomistes, elle est simplement composées d’atomes plus subtils, et donc n’est pas immortelle, puisqu’elle se décompose elle aussi à la mort de l’individu.

*l’homme neuronal : les aires de Broca : corrélation entre activité intellectuelle et activation d’aires cérébrales

Depuis Broca (XIXe siècle), on sait que le cerveau est organisé en aires distinctes, chargées de traiter des fonctions différentes (parler, écrire, lire, voir, toucher…). Des lésions cérébrales ponctuelles, localisées, entraînent ainsi des dérèglements de certaines fonctions mais pas de toutes (mémoire des noms propres atteinte, mais pas celle des noms communs par exemple).

Ce jour-là [le 18 avril 1861], il [Broca] présente devant la Société d’Anthropologie de Paris le cas de Leborgne, dont il a fait la veille l’autopsie. Le malade avait été admis, vingt et un ans plus tôt, à l’hospice de Bicêtre, peu après avoir perdu l’usage de la parole. Il s’exprimait par gestes, semblait avoir toute son intelligence, mais ne savait prononcer qu’une seule syllabe tan, tan, qui lui valut ce surnom. L’examen post mortem de son cerveau révèle une lésion dont le foyer principal se situe à la partie moyenne du lobe frontal de l’hémisphère gauche. Si Broca convainc, c’est que le fait anatomique qu’il présente, ainsi que ceux qui suivront, ne peut plus être contesté. La lésion du lobe frontal gauche a été la cause de la perte de parole, de l’aphasie. Broca, par la corrélation rigoureuse qu’il établit entre faits d’anatomie et faits de comportement, apporte la première démonstration de la localisation corticale d’une faculté bien définie…

Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal

La pensée, dans ses différentes fonctions, semble plus ou moins liée à un substrat matériel qui en constitue sinon la cause, du moins la condition.

L’IRM (Imagerie par résonance magnétique) a permis de mettre en évidence, de visualiser, de façon très précise, le lien entre fonctions de la pensée et aires du cerveau activées. Mais doit-on en conclure à une possible localisation de la pensée ? Comme le dit le texte et ce que l’on a dit plus haut, « corrélation n’est pas cause ». Une corrélation est la liaison de deux phénomènes qui varient simultanément : la corrélation, c’est-à-dire la simultanéité entre deux faits ne signifie pas que le premier soit la cause du second.

*le fantôme dans la machine :

Dans un ouvrage devenu célèbre, La notion d’esprit, le philosophe anglais Gilbert Ryle accuse la notion d’esprit d’être le fruit d’erreurs de raisonnement, souvent issues d’une réticence d’origine théologique à considérer les phénomènes mentaux comme de même nature que les phénomènes physiques. D’où le recours à ce que Ryle appelle un « fantôme dans la machine ». Cette erreur de raisonnement reviendrait à l’erreur suivante : c’est exactement comme si, après avoir visité les différents collèges qui composent l’université d’Oxford, ainsi que la bibliothèque, les bâtiments administratifs, les amphithéâtres, etc., un touriste demandait à voir l’université elle-même : il ne sait pas que ce qu’il appelle « université » désigne l’ensemble organisé des éléments qu’il vient de visiter. De la même manière, ceux qui ont recours à un « esprit » distinct du corps ou de la matière ne voient pas que l’esprit n’est rien d’autre que l’ensemble agencé des éléments matériels qu’ils ont sous les yeux.

III – Critique du matérialisme biologique

1) Le problème de la perception : difficulté des neurosciences à rendre compte des états mentaux

Incapacité de la science objective, qui ne peut fournir qu’une description du fonctionnement de son système de perception à rendre compte d’un état mental subjectif. On se trouve ici face à deux ordres de réalité incommensurables, hétérogènes. La perception est un état de l’esprit.

Pourquoi cette incapacité ? Parce que la matière, en elle-même, est neutre. Elle ne contient pas les qualités sensibles (couleur, chaleur, dureté…) que nous percevons.

Cf. le philosophe matérialiste antique Démocrite. Les atomes qui composent la matière, les corps matériels, ne sont pas rouges ou verts, chauds ou froids, durs ou mous etc. Mais c’est nous qui percevons les corps matériels comme rouges, chauds…

La matière (c’est-à-dire les atomes) ne peut donc expliquer nos perceptions dans leur diversité. Au niveau physiologique, dans notre corps, la perception sensible s’opère grâce au système neuronal : un stimulus excite nos organes récepteurs qui envoient des messages électriques par l’intermédiaire des neurones aux centres nerveux (moelle épinière et cerveau) qui décodent l’information. Mais il n’y a évidemment pas d’impulsions jaunes ou vertes ni de neurones du bleu ou du rouge. Il est donc impossible de rendre compte de la perception subjective de la couleur à partir de l’étude du système neuronal. On retrouve une concomitance entre un état du corps et un état de l’esprit, mais le premier ne peut expliquer le second (cf. IRM). En effet, qui voit la couleur du rubis dans ce système ? Ce n’est certes pas un neurone : un neurone est dans certains états d’excitation électrique et il est connecté à d’autres neurones, mais il ne voit pas du rouge.

La subjectivité ne peut donc être réduite à la matière : la couleur n’est pas dans le monde extérieur qui ne connaît que des différences de longueur d’ondes.

Ni la matière du monde extérieur, ni la matière de mon corps ne peuvent expliquer la subjectivité de la sensation. C’est pourquoi une machine, un robot muni de capteurs sensibles aux différences de longueur d’ondes peut bien reconnaître le rouge ou le bleu (c’est-à-dire la longueur d’onde du rayon lumineux qui correspond à ces couleurs), mais cela ne prouve pas qu’il les voit. Aucun système de traitement de l’information n’est capable d’avoir la sensation de rouge. Aucun système informatique n’a ce genre d’états mentaux.

2) Critique du computationnalisme

Le computationnalisme est la théorie qui postule qu’on peut réduire les opérations de l’esprit à des calculs. Mais le computationnalisme néglige le fait que nos états mentaux ont un contenu subjectif réel et spécifique. Un ordinateur, lui, n’a pas d’états mentaux.

De plus, l’esprit ne peut pas être réduit à des mécanismes de calcul d’informations (du type d’un programme informatique) car c’est l’homme qui crée les calculs que les machines exécutent, simulent.

Limites des théories computationnalistes de l’esprit : elles traitent le cerveau « comme s’il y avait à l’intérieur de lui un agent quelconque en train de l’utiliser pour calculer » (JR Searle, La Redécouverte de l’esprit, Gallimard, 1992, p.284). Traiter le cerveau comme un ordinateur conduirait à placer insidieusement un « utilisateur » du cerveau dans le cerveau, ce que Searle appelle un « homoncule » (c’est-à-dire un petit homme).

Test de Turing : un être est intelligent s’il réussit à se faire passer pour intelligent, ce que critique Searle : argument de la chambre de chinois (dictionnaire) : la personne ne parle pas chinois, c’est la même chose pour l’ordinateur qui ne comprend pas ce qu’il dit, il n’a pas l’intentionnalité, il ne fait que des opérations avec des symboles qu’il ne comprend pas. (Il n’a que des relations causales : j’appuie sur j, ça imprime j, mais l’ordinateur n’a pas de représentation du j.

L’esprit n’est donc réductible ni à une connexion de neurones ni à un programme informatique.

3) Irréductibilité de l’esprit à la matière

a) le problème de la plasticité

Si on assimile l’esprit au cerveau, on se condamne à passer à côté de la spécificité essentielle de l’esprit. En effet, le cerveau est simplement de la matière organique, tandis que l’esprit est de l’ordre de la signification ; ses lois ne se limitent donc pas au déterminisme biologique (principe selon lequel tout phénomène est déterminé, causé, par des conditions biologiques, matérielles).

L’esprit est une entité indépendante, en partie au moins, de la matière. Son activité n’est pas le simple résultat de mécanismes matériels qui échapperaient à notre contrôle.

Avantage de cette hypothèse ; elle permet de conserver la croyance en la liberté humaine puisqu’il faut comprendre que celle-ci suppose une relative indépendance de l’esprit par rapport à la matière. Sinon il faudrait concevoir comme inessentielles les décisions conscientes que je prends, les raisons qui me motivent, les valeurs que je choisis, puisque l’on supposerait alors que ce sont les réactions chimiques qui se produisent à l’intérieur de mon cerveau qui pourraient décider à ma place.

Pb pour le réductionnisme : la plasticité : en gros dans les mêmes zones, mais pas dans le détail. Pas une petite tour Eiffel mais les relations causales et les lois de la corrélation pensée/matière qui me font associer telle configuration de connexions neuronales avec telle qualité sensible (quale). Ms pb de la plasticité. (De même que les aphasiques qui retrouvent la parole alors que les aires de Broca sont endommagées).

b) Bergson, L’évolution créatrice

Que nous dit (…) l’expérience ? Elle nous montre que la vie de l’âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu’il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n’a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l’équivalent du mental, qu’on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ; encore moins s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation, l’expérience, et par conséquent la science nous permettent d’affirmer, c’est l’existence d’une certaine relation entre le cerveau et la conscience.


H. Bergson, L’Energie spirituelle (1919), Puf Quadrige, 1999, pp. 36-37

Conclusion : Exemples de sujets

Mon corps fait-il obstacle à ma liberté ? (S, 2008)

L'esprit peut-il être objet de science ? (ES, 2008)

Est-ce par l'intériorité qu'il faut définir l'esprit ? (L, 2007)

L'esprit dépend-il de la matière ? (ES, 2006)

La matière pense-t-elle ?

Tout est-il matériel ?



[1] Tantôt : bientôt

[2] Ils tiennent : ils considèrent.

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