samedi 24 avril 2010

La culture (TL-TES-TSTG-TSTL)


Introduction

1) définitions

a) nature et culture

La notion de culture est à penser d’emblée dans son opposition avec celle de nature – et précisément celle de l’opposition de deux mondes ; un monde naturel et un monde culturel, mais dans une opposition qui n’est pas une indépendance, au sens où dans une certaine mesure il y a continuité de la nature par la culture, même si cette continuité appelle un dépassement et donc une rupture entre les deux notions.

Pourquoi peut-on parler à la fois de continuité et de rupture entre les notions de nature et de culture ?

Continuité parce que la culture doit se définir en son sens le plus général comme une transformation de la nature et rupture parce cette transformation de la nature va être telle qu’elle va tenir à distance la nature, au point de pouvoir en venir à définir la culture comme une anti-nature.

b) nature

1) ce qui entoure l’homme et qui n’est pas son œuvre, du brin d’herbe à l’étoile.

2) ce qu’est une chose, dans son être le plus profond. La question : « quelle est la nature d’une chose ? » répond à la question : qu’est-ce que cette chose, ou encore quelle est sa définition ? On parle donc de nature d’une chose (par exemple la nature de la lumière ; est-ce que la lumière c’est une onde qui se propage ou est-ce que la lumière est un ensemble de photons – de petits grains ?).

En ce deuxième sens, on parlera aussi en particulier de la nature de l’homme, ou de la nature humaine qui nous invitera à rechercher une définition universelle de l’humanité (valant pour tous les hommes) et qui consiste à se demander qu’est-ce qui fait qu’un homme est un homme et pas autre chose (un animal, une pierre, une chose). La question de la nature humaine pose donc celle de la spécificité humaine.

c) culture

Il y a deux aspects de la culture, au sens où il y a transformation de la nature aux deux sens du terme nature (depuis l’Antiquité romaine) :

A) transformation de la nature, et en ce sens là il faut comprendre la culture comme culture de la terre (ce qui donnera le terme d’agriculture).

B) transformation de la nature humaine, on parlera en ce sens là de culture de l’esprit (en latin culture de l’âme ; cultura animi) et en ce sens là la culture sera non pas agriculture, mais éducation. Elle ne sera plus culture de la terre, mais culture d’un individu.

C) A ces deux aspects de la culture (correspondant à chacun des aspects de la nature – nature physique et nature humaine), il faut ajouter un troisième sens du terme culture, qui ne renvoie plus à la transformation de la nature par un travail (travail de la terre, éducation comme travail), mais au résultat de ce travail. Ce troisième sens apparaît au XVIème siècle et donc désigne la culture comme œuvres littéraires, et ce sens sera élargi au XIXème siècle à toutes les œuvres de l’esprit en général (qui ira donc jusqu’à regrouper l’ensemble du savoir et des modes de pensée et de vie en société).

Pour être plus précis, on dira que la culture est l’ensemble des coutumes, des croyances, des institutions (ensemble de réalités n’existant pas à l’état de nature) telles que l’art, le droit, la religion, les techniques (savoir-faire) de la vie matérielle ; bref, toutes les habitudes ou aptitudes apprises par l’homme en tant que membre d’une société, [1] (et qui ne relèvent donc pas de son seul fonctionnement biologique).

En ce dernier sens la culture n’est donc plus celle d’un individu mais celle d’une société toute entière et elle se caractérise par sa multiplicité, puisqu’il existe autant de cultures qu’il y a de sociétés différentes. On parlera par exemple de la culture japonaise ou américaine.

Remarque

Le point commun entre ces trois définitions est toujours ce travail de transformation d’un état à l’autre ; de l’état de nature à celui de culture, que cette nature soit celle du paysage (sens A), ou de l’homme, pris individuellement (sens B), ou collectivement (sens C).

Nature–transformation par le travail-culture.

La culture naît donc de la nature mais la nie (en devient la négation ; puisqu’au terme du travail il ne reste plus rien de naturel) en la dépassant.

Exemple :

-rien dans la savane ne ressemble à un champ de maïs

2) problèmes

a) qu’est-ce qui fait que l’homme est l’être de la culture par excellence puisqu’on dit de lui seul qu’il possède une culture ? Autrement dit, l’homme serait cet être paradoxal (contradictoire) et absolument singulier en lequel la nature dicte son auto-dépassement ; en lequel la nature dicte d’être cet être dont le propre est de se dépasser comme nature. En l’homme et en lui seul, la nature se nie elle-même.

La question est ici de savoir :

1) qu’est-ce que ça veut dire pour un être naturel (l’homme est un animal et non pas un robot) de se nier comme nature, de s’arracher à la nature pour devenir de part en part un être de culture, un être cultivé ou civilisé (homme dont le comportement est le plus éloigné d’un comportement naturel) ?

2) pourquoi l’homme serait-il le seul à bénéficier d’une telle disposition ? Qu’est-ce qui fait le propre de l’homme par rapport aux autres êtres de la nature ?

Comprendre le passage de la nature à la culture.

b) si la culture ne se réalise qu’à travers des cultures particulières, non pas communes à tous les hommes, mais différentes selon les groupes, les temps et les lieux, que penser de cette diversité culturelle ? Faut-il chercher à hiérarchiser ces différentes cultures sous prétexte que certaines seraient parvenues à un plus grand degré de civilisation ? Autrement dit, faut-il déplorer cette diversité (la regretter) et vouloir la dépasser en aspirant à une culture universelle ou faut-il en faire une réalité indépassable de la vie humaine, qui ne pourrait se déployer que dans une culture toujours particulière ?

Ce qui sera mis en opposition problématique ici seront les rapports de la culture (comme ce processus qui arrache l’homme à sa condition animale et qui en fait un être civilisé) et des cultures humaines telles qu’elles se présentent historiquement. La culture n’existe qu’à travers les cultures. Mais dès lors comment penser l’unité de l’être humain ? Y aurait-il autant d’humains qu’il y a de culture, sans qu’ils n’aient entre eux, une nature commune ?

I – La culture face à la nature : la culture comme arrachement à la nature

L’homme est-il un vivant comme un autre ? A la recherche des critères de distinction entre l’homme et l’animal. Où finit la nature (celle de l’homme considéré du simple point de vue biologique), où commence la culture (tout ce qui dans le comportement humain ne relève pas de l’ordre biologique, mais du comportement social, acquis dans la vie en communauté) ?

a) le mythe de Prométhée, Protagoras

Vocabulaire :

-vélocité (l.9) : rapidité

-fuite ailée (l.12) : capacité de voler

-avisé (l.28) : prudent

Questions :

1) les dieux prescrivirent à Prométhée et à Epiméthée de les doter de qualités, « en distribuant ces qualités à chacune [des races mortelles] de façon convenable ». (l.5-6) ;

Expliquez, en vous référant à d’autres passages du texte, ce que signifie « de façon convenable ».

« en vue de leur sauvegarde » (l.11), « c’était par cela même qu’il les sauvegardait » (l.13), « il prenait ses précautions pour éviter qu’aucune race ne s’éteignît » (l.15)

2) expliquer « la distribution consistait de sa part à égaliser les chances », (l.14)

3) à l’aide du texte, énumérer les dangers qui menacent les espèces :

« mutuelles destructions » (l.16), « les variations de température qui viennent de Zeus » (l.17)

4) Pourquoi Epiméthée choisit-il des aliments différents pour les différentes races ? (l.22-23) ?

5) Pourquoi dit-il qu’aux races qui se nourrissent de la chair des autres animaux (l.24-25), « il leur attribua une fécondité restreinte » ?

6) Résumez le premier paragraphe en une phrase.

7) donnez un synonyme à « êtres privés de raison », l. 29-30

8) Pourquoi Epiméthée est-il, à propos de la race humaine « embarrassé de savoir qu’en faire » (l.30-31) (la lecture de la suite du texte peut aider à répondre)

9) Pourquoi le « feu » apparaît-il comme un « cadeau » pour l’homme ? (l.38)

Ce mythe nous indique, de manière imagée, une intuition majeure de l’homme sur sa propre nature : il est un être à part dans le monde naturel. Certes, comme les autres, il fait partie des races mortelles, et c’est à ce titre qu’il doit recevoir les qualités lui assurant sa survie. Or, il n’a pas reçu sa part de ces qualités qui, par ailleurs, sont distribuées par Epiméthée avec habileté, puisqu’il organise le monde vivant de manière à maintenir un équilibre, les qualités des uns et des autres les protégeant de telle sorte qu’aucune espèce ne soit défavorisée, au sein de la lutte pour la vie. Cette habileté dans la distribution s’arrête cependant à l’homme, qui ne reçoit rien, et qui est donc le plus défavorisé de tous les animaux.

De fait, l’homme ayant très peu d’instinct (savoir inné de la meilleure façon d’agir, savoir inscrit dans le corps – ex : voler) et très peu de protections naturelles, a dû se vivre comme tel. L’homme ne bénéficie en effet, ni d’une taille qui le protège, ni d’une fourrure, ni d’armes (griffes, crocs), ni de moyens physiques de déplacements avantageux, comme le fait de pouvoir voler ou courir très vite.

C’est ce sentiment de fragilité et peut-être même d’injustice que le mythe de Protagoras exprime : tout se passe comme si on avait oublié l’homme dans la grande distribution originelle.

Mais en même temps, ce sentiment d’infériorité s’accompagne d’un grand sentiment de sa valeur et de sa spécificité : l’homme qui est le plus démuni en force physique et en instincts est aussi le plus doté des animaux, puisqu’il a reçu, en compensation des manquements de la distribution animale « l’intelligence qui s’applique aux besoins de la vie », autrement dit l’aptitude aux arts et à la technique et l’aptitude à faire du feu, à maîtriser cette énergie qui rend possible l’exploitation des autres arts. Or, il vit ces aptitudes « non naturelles » et « non animales » comme « divines » puisque, d’après le mythe, les dieux sont à l’origine de ces qualités humaines, puisqu’elles ont été volées par Prométhée – un dieu – à d’autres dieux ; Héphaïstos et Athéna.

Avec ces qualités, l’homme qui, au départ, était le moins doté de toutes les créatures terrestres, se retrouve capable de vivre avec autant de commodité (et même plus, nous le verrons), et donc capable de compenser son infériorité par des productions techniques (savoir-faire et outil) ; il est ainsi capable de se vêtir, de se chauffer, de se nourrir … : « les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments tirés de la terre furent, après cela [la maîtrise du feu et des arts que cette maîtrise rend possible], ses inventions ».

b) l’instinct et l’intelligence

1) instinct : L’instinct se caractérise par un certain nombre d’actions accomplies automatiquement – c’est-à-dire sans que la réflexion n’entre en ligne de compte.
Contresens sur l’idée que l’animal s’adapte à son milieu ; adaptation après coup qui supposerait un apprentissage. L’animal, comme le relate le mythe, soit est adapté naturellement à son milieu ; c’est-à-dire qu’il dispose en lui, en son corps, des facultés et des qualités physiques nécessaires à sa survie, soit il n’en dispose pas et alors il ne survit pas et il disparaît (exemple des mammouths qui n’ont pas survécu à la glaciation). Il n’y a donc pas adaptation, puisque si le milieu lui est hostile, et que les instincts font défaut, il n’y a pas adaptation mais au contraire disparition de l’espèce. Même si l’on peut constater chez certains animaux des marges de progression dans l’accomplissement de certaines tâches, celles-ci demeurent limitées, et l’on peut dire que cette progression elle-même est déterminée par l’instinct, et ne peut pas aller au-delà, c’est-à-dire ne peut aller guère au-delà de ce qui est prévu par la nature, c’est-à-dire comprises dans les bornes des facultés innées de l’animal.

C’est tout le contraire qui se produit dans l’intelligence. Donc contresens à dire que les animaux sont intelligents quand ils ne manifestent qu’un comportement instinctif.

2) intelligence : faculté d’apporter des réponses non naturelles (non innées) à des problèmes toujours nouveaux.

3) exemples :

Aucun peuple, fût-il le plus sauvage, le plus primitif (peuples sans écriture), ne vit naturellement. L’expression « vivre naturellement » est une contradiction dans les termes pour l’homme. Le pire contresens qu’on puisse commettre sur les peuples primitifs est de les imaginer vivant comme des animaux. De ce qu’ils vivent proches de la nature, il ne faut pas imaginer qu’ils vivent naturellement. Parler à leur propos d’une société non civilisée est aussi aberrant que de parler d’un peuple sans langage. L’homme est le seul animal à ne pas se contenter de ce que la nature lui donne.

1er exemple : Le corps

Prenons le corps, ce premier don de la nature. Partout l’homme le lave, le vêt, l’orne, le maquille, le peint (tatouages), le mutile (mutilations sexuelles, scarifications : cicatrices rituelles)) ? Aucun homme ne fait cela ; il se contente de vivre avec le corps que la nature lui a donné.

2ème exemple : les aliments

Aucun animal ne fera cuire ses aliments avant de les absorber. Au contraire, grâce au feu, l’homme arrache la viande et le légume cru de leur nature originelle, et en fait des plats qui sont le résultat de son travail.

3ème exemple :

Seul l’homme cultive la terre, extrait des métaux à partir du minerais, fabrique des véhicules qui pourront le transporter bien plus rapidement que n’auraient jamais pu faire les forces réunies de son corps.

4ème exemple :

L’homme crée l’animal domestique – qui n’est pas comparable à l’animal à l’état sauvage. Il l’élève et va même jusqu’à produire des variétés qui n’eussent pas existé sans lui.

5ème exemple :

Même manipulation avec les plantes : la cueillette a précédée la culture, mais la culture a fini par produire de nouvelles variétés. La nature a crée la pêche, l’homme a fait la nectarine et le brugnon. Du chou et du navet qu’il a croisé, l’homme a inventé le colza. Avec les manipulations génétiques un nouveau palier est franchi.

La nature est donc de plus en plus travaillée, et en ce sens là, de plus en plus lointaine.

Tableau illustratif des deux mondes de la culture et de la nature :

Corps Alimentation Langage Terre Matière Déplacement

Nature nudité crus cris/chants sauvage brute corps

Vol, course, marche

Culture vêtements cuite paroles cultivée transformée véhic.

Parures artificielle

Pratiques corporelles

Domaines culturels tissage cuisine langage métallurgie métallurgie méca.

Concernés orfèvrerie agriculture chimie

Mode

c) l’idée de perfectibilité, Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes :

Il y a une (…) qualité très spécifique qui distingue [l’homme de l’animal], et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation ; c’est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu ; au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans.

1) le critère de distinction (signe distinctif, qui fait la différence) : la perfectibilité

a) Définition perfectibilité :

Qualité première et spécifique de l’homme par laquelle il se distingue des animaux. « Faculté, qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres ».

Voilà la « vraie » nature de l’homme qui est en même temps une « non-nature », puisque loin d’enfermer l’homme dans une définition, elle ouvre à l’humanité une quasi-infinité de possibles. Il faut donc ici opposer à la nature qui limiterait l’homme dans sa manière d’être, l’idée de liberté qui rend son devenir indéterminé.

Exemple du coupe-papier, chez Sartre « l’existence précède l’essence ».

L’homme est un être doué de culture parce qu’il est par nature libre, c’est-à-dire que son avenir n’est pas déterminé par le passé, n’est pas déterminé à l’avance (distinction contingence (ce dont le contraire n’est pas contradictoire ou possible (que je mange du rizou des pâtes) ; nécessité ; ce dont le contraire est contradictoire ou impossible : que la somme des angles d’un triangle excède 180°, que l’eau bout à 200°). La condition de possibilité de la liberté est la contingence ; tandis que la nature se définit par la nécessité (l’araignée n’a pas la liberté – et donc le choix de faire du miel ou de ne pas en faire ; un corps en chute libre n’a pas le choix de ne pas être soumis à la gravitation universelle).

La perfectibilité est une qualité, un attribut bien particulier, car elle n’est pas définie dans l’expression concrète qu’elle va prendre. Cette expression concrète est en puissance plutôt qu’en acte, pour reprendre l’expression d’Aristote. C’est un pur potentiel (plasticité de l’homme). Voilà pourquoi cette faculté est « presque illimitée ». On ne peut pas savoir jusqu’où elle entraînera l’homme, en particulier au niveau de l’espèce. Avec la découverte de l’écriture, qui permet une transmission du savoir et notamment du savoir technique et scientifique, les progrès dans la manipulation de la matière n’ont, jusqu’à présent, rencontré aucune limite.

Cette faculté si particulière, la perfectibilité, est la mère des autres facultés humaines, « elle développe successivement toutes les autres », en ce sens que les autres facultés en sont les expressions concrètes ; la perfectibilité ne se réalise que dans la maîtrise d’autres facultés. C’est parce que l’homme est né indéfini, avec un potentiel ouvert, qu’il a inventé mille manières d’être au monde et qu’il s’est forgé un monde culturel et social qui n’a plus rien à voir avec le monde naturel.

b) une négation de la nature inscrite dans la nature humaine

Mais ce qui est paradoxal ici c’est que l’homme est certes un produit culturel et à ce titre a accès à une liberté d’être que n’ont pas les animaux, mais cette possibilité qu’a l’homme de devenir un homme au sein d’une culture ne serait pas possible s’il n’y avait pas en lui, biologiquement en quelque sorte, une aptitude à être éduqué, formé, élevé à l’humanité.

c) la culture, signe de l’inachèvement de l’homme

1) un inachèvement regrettable

C’est Nietzsche qui, le premier, a défini l’homme comme l’être qui est né non terminé, un « avorton » resté au stade fœtal, à la différence des autres êtres vivants, nés terminés, déterminés par l’instinct à des comportements précis. (Par-delà le Bien et le Mal, § 62).

2) un inachèvement souhaitable

Mais ce que ne dit pas Nietzsche, c’est que c’est précisément cette faille, ce ratage du naturel en lui, ce manque d’instinct, cette indétermination de l’homme, qui lui permet d’être réceptif à la culture et à l’accumulation du savoir qu’elle représente.

L’homme, s’il a donc peu d’instincts, peu de comportements préétablis, a au contraire une souplesse et une adaptabilité qui lui ouvrent presque à l’infini les possibilités (il n’a pas d’ailes, mais il peut voler grâce à l’invention de l’avion, et même aller bien plus haut et bien plus loin (espace) que là où ne vont les oiseaux). Cette souplesse, fait que l’homme peut s’adapter à son milieu, et l’histoire et la géographie le prouvent, à n’importe quel type de milieu.

Conclusion

L’homme est donc un être de progrès, et en ce sens là, la nature est à penser non seulement par opposition à la liberté (la nature de l’araignée est de tisser sa toile mais la nature de l’homme n’est pas d’être musicien ou d’être électricien ; rien de tout cela n’est inscrit dans ses gènes) mais aussi par opposition à l’histoire. La nature c’est ce qui est immuable – même s’il y a du changement, il y toujours répétition du même – il y a circularité : c’est le cycle des saisons, par exemple ; et en ce sens-là il n’y a pas de nouveauté.

En revanche l’histoire s’oppose à la nature parce qu’elle a comme condition de possibilité la liberté, à savoir que le futur ne ressemblera pas au passé. Il y a histoire quand il n’y a plus répétition du même mais au contraire nouveauté, qui est donc le signe du progrès. Cette manifestation du progrès est très sensible dans l’espèce humaine, dont les modes de vie actuels n’ont rien à voir avec les modes de vie passés – qu’avons-nous en commun avec le pharaon égyptien, ou le serf du moyen-âge et encore le paysan du XIXème siècle ? « au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ». Quelle différence en effet entre l’araignée qui tisse sa toile au XXIème siècle et celle qui il y a plus de deux millénaires tissait sa toile dans le tombeau des pharaons ?

3) la perfectibilité n’est pas la perfection

Et pourtant, cette faculté qui semble élever l’homme bien au-delà de l’animalité pour le renvoyer même du côté des dieux (comme semble le montrer le mythe de Protagoras), fait aussi l’objet d’une critique très vive de la part de Rousseau, comme l’indique la suite de son texte :

Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui a fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la Bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents, que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature ».

La perfectibilité, comme puissance libre dans son devenir, comporte des dangers. Alors que l’animal est réglé par l’instinct et possède par là une espèce d’infaillibilité qui est aussi son enfermement et ses limites, l’homme peut se tromper, peut descendre plus bas que l’animal, peut accomplir des actes inhumains, actes que seul un humain peut, paradoxalement, accomplir (car l’animal, dit Rousseau, ne peut être mauvais, ne sachant ce que c’est que d’être bon. Notion de gratuité dans la méchanceté – cruauté, qui est absente de celle de force animale comme défense pour sa survie (la violence est la violation d’un droit, mais il n’y a que de la force dans le monde animal, dans la mesure où il n’y a pas de droit). L’homme peut utiliser son intelligence, et donc sa perfectibilité au service de sa méchanceté (guerre (pas envisagée comme auto-défense mais comme acte d’humiliation ; prison de Guantanamo, barbarie…).

Conclusion

Définition de l’humanité : la marque distinctive de l’homme ne réside pas dans une nature éternelle qui le déterminerait une fois pour toutes, mais dans son aptitude à inventer les conditions dans lesquelles s’inscrit son existence.

II – La culture et les cultures

a) nature universelle et cultures particulières

Un critère de distinction de la nature (comme la sphère de la réalité non transformée par l’humain) et la culture comme transformation de la nature réside dans l’opposition de l’universel et du particulier. Tout ce qui est naturel est universel, tandis que tout ce qui est culturel est particulier.

Lévi-Strauss (ethnologue français) opère cette distinction en montrant qu’il y a un point de passage entre la nature et la culture, représenté par la prohibition (interdiction) de l’inceste dans toutes les communautés humaines. Cette prohibition est culturelle dans la mesure où elle relève de l’univers de la règle qui donc a été instituée par l’homme, mais en même temps cette règle se retrouve chez toutes les communautés humaines et elle est de ce point de vue là universelle. Donc dans le partage entre nature et culture, il y a un comportement humain – celui du respect de la prohibition de l’inceste – qui se situe vraiment à la frontière entre les deux domaines ; à la fois naturel parce qu’universel et culturel parce qu’institué, parce que relevant d’une règle posée et imposée par l’homme.

Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1947. (texte p. 163).

b) hiérarchiser les cultures ?

L’histoire des rapports entre les cultures n’a pas toujours été très pacifique.

Problème : admettre que les cultures élaborées par les hommes manifestent des différences incontestables ne risque-t-il pas d’inviter à concevoir des humanités à leur tour différentes, et donc d’introduire entre ces dernières une sorte de hiérarchie ? Pour penser que l’humanité est unifiée, alors qu’elle ne se réalise que dans des cultures différentes, sans doute est-il nécessaire de repérer, en-deçà même des différences culturelles, quelques « qualités » ou potentialités communes à toute l’humanité.

1) négation de la différence, ou de l’humanité des autres

Si l’on parle aujourd’hui plus volontiers de « culture » que de « civilisation », c’est, au moins en partie, parce que ce dernier terme impliquait l’existence de « non-civilisés », soit d’hommes privés de ce qui faisait la « supériorité » ou la noblesse des « civilisés ».

Les Grecs, qui se concevaient eux-mêmes comme hautement « civilisés », rejetaient tous les non-Grecs (ce qui signifiait d’abord tous ceux qui n’avaient pas le bonheur de pratiquer leur langue), dans la « barbarie »* - qui ne valait guère mieux, comme l’indique son étymologie, que l’animalité. Ultérieurement, on remplaça peu à peu la « barbarie » par la « sauvagerie », mais le « sauvage », individu ainsi nommé par référence à la « forêt » où il était censé vivre, n’était toujours pas un homme authentique. Il lui manquait trop évidemment ce qui caractérisait le civilisé européen : le baptême ou la peau blanche (ce qui était bien complémentaire, puisqu’on put se demander si les êtres de peau noire avaient seulement une âme), entre autres (l’organisation politique centralisée autour d’un pouvoir monarchique, la famille telle qu’on la concevait en Europe, le travail comme on l’y avait organisé socialement, etc).

On qualifie d’ethnocentrique cette vision qui survalorise le milieu culturel auquel on appartient, mais c’est pour constater qu’en fait, elle est universelle. Lorsque les Espagnols rencontrent les Indiens d’Amérique du Sud, la reconnaissance de l’humanité de l’autre fait problème des deux côtés : si les Indiens sont visiblement des « sauvages » (bien qu’ils vivent assez peu dans les forêts et que l’Empire inca fût un modèle d’administration…) et des païens qu’il s’agit de christianiser d’urgence et de force, les Espagnols sont plutôt perçus comme des dieux étrangers, en raison de leurs chevaux ou de leur armement. L’ethnocentrisme a pu ainsi se manifester dans pratiquement tous les contacts entre cultures différentes. Dans ces conditions, la « supériorité » matérielle, celle qui permet au conquérant de s’imposer par la force et les armes, paraît confirmer qu’il y a bien d’un côté des hommes et de l’autre une sous-humanité, ou une animalité, ou encore « de grands enfants », dans tous les cas des êtres sous-développés qu’il s’agit de transformer (par le travail obligatoire, la religion imposée et la modification des coutumes) pour les rapprocher de l’humanité véritable, dont le conquérant fournit le seul modèle concevable. Ethnocentrisme et hiérarchisation des cultures vont ainsi de pair.

2) la diversité culturelle et la tentation de la hiérarchie

Montaigne* a pourtant suggéré que les « cannibales » étaient des hommes au même titre que leurs observateurs, mais le relativisme culturel dont il fait preuve est encore rare au XVIème siècle*. L’inégalité dans le développement matériel des cultures, et notamment dans leur capacité de production des biens de subsistance (ultérieurement, de consommation), a encouragé l’idée de l’inégalité des cultures elles-mêmes.

Le développement des voyages de « découvertes », les premières observations ethnographiques*, puis la mise au point de l’ethnologie et de l’anthropologie culturelle ont amené à concevoir que les cultures humaines sont bien différentes. Mais cela n’a pas signifié qu’elles avaient toutes la même dignité, dans la mesure où les cultures étrangères n’étaient appréciées qu’à partir des valeurs des observateurs eux-mêmes, qui appartenaient en priorité à la culture européenne, soit celle qui se préoccupe le plus de réalisations matérielles et de « progrès ». Ainsi a pu s’imposer, notamment au XIXème siècle, un « évolutionnisme sociologique » affirmant la possibilité de classer toutes les cultures repérables selon un axe chronologique unique, dont l’aboutissement était bien entendu la culture des partisans de cette théorie : les « primitifs » représentaient les « débuts » de l’humanité, passant ensuite par l’Antiquité « classique » avant de se déployer dans les formes culturelles de l’Occident – ce qui maintenait l’idée que l’humanité n’avait pas partout la même valeur, puisque certains de ces représentants témoignaient de formes culturelles « attardées », tandis que d’autres proposaient les formes qui avaient le plus d’avenir.

Pour en finir avec un tel évolutionnisme, il a fallu que les ethnologues, à la suite de Claude Lévi-Strauss, montrent que les différentes cultures ne valorisaient pas uniformément les mêmes « projets », et fassent par exemple valoir que le « progrès » n’est pas un concept universellement positif – notamment lorsqu’il s’agit du progrès technique ou d’un progrès concernant les facilités de l’expérience quotidienne -, ou que les cultures « primitives » sont bien souvent plus attentives que les cultures occidentales à l’équilibre « écologiques », plus soucieuse de respecter la vie des espèces ou les rythmes naturels :

« La civilisation occidentale s’est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à disposition de l’homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. [Donc l’homme occidental est certes « plus avancé » si on prend le critère de la vitesse comme critère de supériorité d’une culture]. [Mais] si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les esquimaux, d’une part, les Bédouins de l’autre, emporteraient la palme. L’Inde a su, mieux qu’aucune autre civilisation, élaborer un système physico-religieux, et la Chine, un genre de vie, capables de réduire les conséquences psychologiques d’un déséquilibre démographique […]. L’Occident, maître des machines, témoigne d’une connaissance très élémentaire sur l’utilisation et les ressources de cette suprême machine qu’est le corps humain. Dans ce domaine, au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l’Orient et l’Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires. [Et] la richesse et l’audace de l’invention esthétique des Mélanésiens, leur talent pour intégrer dans la vie sociale les produits les plus obscurs de l’activité inconsciente de l’esprit, constituent un des plus hauts sommets que les hommes aient atteints dans ces directions ».[2]

Les différences culturelles ne concernent donc pas seulement les modes de cuisine, les croyances religieuses, ou les habitudes de politesse, elles portent aussi – sinon en priorité – sur la conception des relations des hommes avec leur environnement global. Dès lors, aucune hiérarchisation n’est plus possible, puisque l’on est obligé de constater que, selon le critère adopté (entraide entre les membres de la communauté ou enrichissement, développement technique ou connaissance des relations de parenté), c’est l’une ou l’autre forme de culture qui paraîtra « la meilleure ».

3) l’unité de l’humanité

On doit alors reconnaître que, à travers leur diversité, les cultures affirment toutes la même chose : la négation de l’ordre naturel, le fait que l’homme, où qu’il vive, ne peut se contenter d’admettre que les lois de la nature déterminent intégralement son existence. C’est, en fait, un premier signe de l’unité de l’humanité : lorsqu’elle apparaît, et quel que soit le lieu de cette apparition et l’évolution qui s’affirmera ensuite, elle instaure une distance définitive relativement à la nature. De ce point de vue très radical, on ne saurait affirmer l’existence d’humanités différentes : il n’existe qu’une humanité, et c’est par l’invention culturelle qu’elle s’affirme.

La nature universelle de l’homme, c’est d’être un être de culture. Or, nous avons dit que ce qui fondait la possibilité même pour l’homme d’être un être cultivé était la liberté, car la liberté est ce qui s’oppose à la nature, et qui permet de s’en arracher. Si donc l’homme est par nature ou par essence, libre, si l’homme, donc, est ce qui par nature nie la nature en lui, on pourra hiérarchiser, à l’intérieur de chaque culture des traits qui, en tant qu’ils nieront cette propriété essentielle de l’homme, seront à critiquer, comme la pratique de la torture, des mutilations physiques (excision,…) puisqu’elles nient chez l’homme sa faculté à avoir le choix. D’où l’idée que certaines valeurs ne sont pas, ou ne devraient pas, être seulement culturelles, mais trans-culturelles, c’est-à-dire universelle. Et c’est la vocation même, comme son nom l’indique, de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen.

Conclusion

Au terme de ce chapitre, on a compris ce que signifiait pour l’homme d’être un être de culture, c’est-à-dire un être dont le propre est de se détourner de ce qui le rive à la nature. Mais on a aussi compris que si cette existence culturelle de l’homme se réalisait toujours au sein d’une culture particulière, celle-ci n’empêchait pas de concevoir la nature humaine comme une, au sens où elle partageait, ou devrait le faire, des valeurs universelles, dont en premier lieu celle de liberté, qui porte avec elle celle de respect de l’humanité (le respect étant à comprendre comme la reconnaissance de la liberté d’autrui).



[1] Tylor, in Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier

[2] Race et histoire, 1961, Folio Essais, p. 70.

La matière et l’esprit (TL-TES)


Introduction

Notre expérience de la réalité nous donne le sentiment d’être partagés entre deux mondes à la fois très différents et pourtant liés : le monde de la matière et celui de l’esprit. Dès l’origine, les traditions religieuse et philosophique occidentales se sont divisées sur le point de savoir si ce dualisme* était justifié.

-dualisme : système reposant sur deux principes explicatifs (la matière et l’esprit) irréductibles l’un à l’autre. Il s’agit, a priori, de deux ordres de réalité totalement hétérogènes.

1er problème :

Mais le dualisme, pour évident qu’il apparaisse n’en est pas sans poser un sérieux problème : celui de l’interaction des deux substances (des deux réalités) entre elles : comment, en effet, l’esprit, qui est inétendu, peut-il agir sur le corps, qui est étendu (matière : ce qui occupe une portion d’espace) ? Problème désigné aujourd’hui par son nom anglais : the mind-body problem.

Quand on ne le pensait pas justifié, en particulier en raison des difficultés posées par ce problème, on lui a opposé, d’une part, une réduction du réel au spirituel (idéalisme ou spiritualisme), et d’autre part au matériel (matérialisme). Mais ces solutions elles-mêmes ne sont pas sans poser d’autres problèmes. Le problème posé par le matérialisme est le suivant :

2ème problème :

Le problème ici est inverse par rapport à celui posé par l’union de l’âme et du corps, le réductionnisme matérialiste (réduire les deux réalités – spirituelles et matérielles – à une seule) n’est pas sans entraîner de lourdes conséquences : si l’esprit n’est que matière, il perd sa liberté, et du même coup sa responsabilité morale : si mes choix ne sont que l’effet de facteurs matériels qui pèsent sur moi, alors je suis aussi déterminé à agir de la manière dont j’agis que ne l’est la matière pure et simple (exemple : la tuile qui tombe du toit) et, comme elle on ne peut m’en imputer la responsabilité (imputer : faire porter la responsabilité sur ma personne) (de même qu’on ne parle pas de faute quand la tuile tombe du toit, quand bien-même elle viendrait à assommer quelqu’un).

I – Le dualisme de l’esprit et de la matière

1) le matérialisme originel et son dépassement

Les historiens ont coutume de considérer que la philosophie prend naissance avec l’effort de pensée des philosophes présocratiques qui consista à remplacer les interprétations mythologiques de la réalité par de premières tentatives d’explications naturelles. Distinction interpréter/expliquer. On a substitué – ou au moins ajouté - au questionnement sur le sens du monde (qui pose la question du pourquoi (le monde est-il ainsi et pas autrement ; question de l’interprétation : recherche des raisons) à la question du comment : comment est constitué le monde, de quoi est-il fait (question de l’explication : recherche des causes). Or cette explicqtion à partir d’éléments premiers, le plus souvent présentés comme matériels (l’eau, la terre, le feu, selon des combinaisons variables selon les auteurs) que l’ensemble du monde se serait formé (appelé cosmos en latin).

Très tôt, cependant, une question s’est posée : comment rendre compte de l’existence d’un tel ordre ? L’idée d’un agencement matériel mécanique suffit-elle à expliquer la régularité des phénomènes naturels (par exemple, peut-on expliquer le cycle des saisons sans recourir à intention, sans volonté d’un tel agencement, mais par le seul concours aléatoire des rencontres matérielles) ?

Prenant modèle sur les comportements humains qui s’expliquent de façon bien plus satisfaisante lorsque l’on examine les intentions qui en sont la cause, les premiers métaphysiciens en vinrent ainsi à poser l’existence d’un esprit à l’origine de l’ordre de l’univers (métaphysique : ce qui vient après la physique – réalité purement immatérielle au-delà de la réalité simplement matérielle, physique). De même que l’existence du lit ne s’explique pas seulement par l’existence du bois, il est nécessaire de supposer l’existence d’un artisan qui a voulu donner une forme particulière à ce bois, de même l’univers serait ordonné par une sorte d’intelligence sans laquelle son organisation demeurerait incompréhensible.

2) le dualisme cartésien

a) la substance pensante et la substance étendue

La pensée cartésienne repose sur la distinction fondamentale entre l’âme et le corps, distinction résultant de la démarche méthodique du doute métaphysique, dont l’issue montre que l’existence de notre esprit pourrait avec certitude être établie, même si nous n’avions pas de corps.

Cela ne signifie nullement, selon Descartes, que nous devons douter définitivement de l’existence de ce corps*, mais que l’âme et le corps sont deux réalités distinctes, ou « substances », dont la coexistence dans un même être, l’homme, s’éprouve dans l’expérience du sentiment ou des passions, mais reste alors à expliquer.

Descartes définit l’esprit ou âme comme res cogitans (chose pensante), donc comme immatérielle. Le corps, au contraire, est composé de matière ; il est une chose étendue, c’est-à-dire composé de parties extérieures les unes aux autres (en latin on dit partes extra partes).

La philosophie cartésienne représente donc les rapports de l’esprit et du corps (que ce soit mon corps ou les corps extérieurs en général) sous la forme d’un dualisme.

b) Problèmes

Le problème de l’union de l’âme et du corps annoncé en introduction se subdivise en deux problèmes distincts (différents du problème posé par la thèse du matérialisme, annoncé aussi en introduction).

Premier problème : le problème de Malebranche

Mais, si cela était absolument le cas, comment expliquer que je puisse mouvoir mon corps par ma seule volonté, c’est-à-dire par une action de l’esprit ?

Explication de la question : l’esprit n’occupe pas d’espace, même si je dissèque mon cerveau dans ses plus infimes parties (au niveau cellulaire par exemple, je ne rencontrerai jamais d’ « esprit », je ne rencontrerai jamais ce que j’ai à l’esprit quand je pense, ce que l’on appelle les états mentaux (voir une couleur, sentir une douleur, faire un calcul, imaginer ses prochaines vacances…), toutes ces pensées ne sont pas matérielles, elles n’occupent pas d’espace, même si elles sont « en moi ». Ce qui n’est pas le cas du stylo qui, quand il est « disséqué », c’est-à-dire réduit à ses plus petites parties n’a aucun mystère : j’ai alors accès à toutes ses parties, rien n’est caché à mon regard. C’est ce que l’on a vu dans le problème de l’intériorité : il n’y a rien de définitivement intérieur dans le stylo (je peux sortir la cartouche du stylo, l’encre de la cartouche, etc.)


Parce que je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement, peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l’une est distincte ou différente de l’autre, parce qu’elles peuvent être posées séparément au moins par la toute-puissance de Dieu. Et partant, de cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature est de penser. Et quoique peut-être (ou certainement comme je le dirai tantôt[1]) j’aie un corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui.

Descartes, Sixième Méditation

-intériorité absolue (l’esprit) et intériorité relative (la matière)

-absolu : ce qui ne dépend de rien d’autre pour exister ou pour être ce qu’il est (Dieu : l’être absolu), ce qui est valable à tous les points de vue.

-relatif : ce qui dépend d’autre chose pour exister ou pour être ce qu’il est (l’homme), ce qui n’est vrai qui n’est pas vrai à tous les points de vue : l’intériorité de la matière (et donc par exemple du stylo) n’est vraie qu’à certains points de vue, mais il y aura toujours un point de vue (celui de la décomposition, de la division) pour lequel la matière n’aura aucune intériorité, et comme c’est ce qui la distingue essentiellement de l’esprit, on va définir la matière comme ce qui a la propriété d’avoir ses parties extérieures les unes aux autres.
Descartes dira en latin : partes extra partes.

-le mystère d’autrui

C’est cette intériorité essentielle à l’esprit qui explique qu’on puisse parler du mystère d’autrui (en avez-vous parlé dans le cours sur autrui ?). Autrui c’est celui qui a toujours, par essence, la possibilité de me mentir parce que je ne pourrais jamais comparer ce qu’il me dit à ce qu’il a « en tête »).

-le problème de Malebranche

Donc le corps est inétendu et immatériel, donc il ne peut entrer en contact avec un corps matériel. Or pour qu’un corps produise un effet sur un autre corps, et en particulier un mouvement, par exemple, il faut que les deux corps – celui qui agit – entre en contact avec celui qui pâtit. Car le mouvement dans la nature n’est possible que par contact. Il n’y a pas d’action à distance.

Ex de la chaise du bureau.

Si on transpose ce problème à celui de l’esprit et du corps, on peut prendre l’exemple de ce qui est connu sous le nom de problème de Malebranche : comment, si je veux lever le bras, puis-je lever le bras.

Or vouloir lever le bras, et effectivement lever le bras serait une action à distance. En effet, la volonté (de lever le bras) : purement immatérielle (c’est une idée = inétendue).

-déplacement du problème

Donc même si on dit que la volonté (de lever le bras) va entraîner une réaction électro-chimique dans le cerveau, réaction qui, elle, est d’ordre matériel, cela ne résout pas le problème, il ne fait que le déplacer dans une autre partie du corps.

Bien sûr, il est très facile de comprendre le passage entre la première réaction électro-chimique et la contraction musculaire qui permet de lever le bras, puisqu’il s’agit là d’une succession de mouvements matériels. L’influx nerveux, électrique qui conduit à la sécrétion chimique de neuromédiateurs dans les synapses.

-comparaison avec les dominos

De même que quand on aligne une quarantaine de dominos ou de morceaux de sucre, on peut comprendre la chute du quarantième à partir de la chute du premier domino qui, par une réaction en chaîne (la chute du premier morceau de sucre fait tomber le second qui fait tomber le troisième et ainsi de suite…), on comprend que l’influx nerveux se communique jusqu’à la cellule du muscle qui, sous l’effet de neuromédiateurs, va contracter ses fibres, et produire le mouvement du bras vers le haut.

-là où le problème demeure

Donc nous n’avons absolument pas résolu le passage entre la volonté de lever le bras et le premier effet cérébral qui s’ensuit, à savoir la variation du potentiel électrique au niveau neuronal.

Deuxième problème : « l’âme n’est pas logée dans le corps comme un pilote en son navire »

L’inverse fait également problème : comment se fait-il que des processus physiques créent en nous des impressions sensibles, des sensations : de l’ordre du vécu psychologique.

Exemples : perception de couleurs, douleurs.

Descartes dira que « l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire », Sixième méditation.

La nature m’enseigne (…) par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suit qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être avertis par des sentiments confus de faim ou de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps.

Descartes, Sixième Méditation

Le marin ne fait pas corps avec son navire, tandis que l'âme ressent ce qu'éprouve le corps. Ame et corps sont liés, mais distincts du point de vue de leur essence: ils sont de nature différente.

-Reformulation du problème :

Comment un changement physique dans le nerf optique peut-il avoir, parmi ses effets, la perception par l’esprit d’une couleur ? Le processus électro-chimique (l’influx nerveux déterminé par une longueur d’onde) semble être d’une nature totalement différente de celle de la sensation perçue (une longueur d’onde n’est pas la même chose qu’une perception de couleur, et la question est de savoir comment expliquer le passage de l’un à l’autre).

Cette distinction est déjà à l’œuvre en philosophie depuis Locke et est connue sous le nom de la distinction entre qualités premières (qualités objectives, qui sont inhérentes, qui appartiennent à l’essence de l’objet, par exemple figure, texture, mouvement) et qualités secondes (qualités subjectives, qui n’existent que dans le sujet percevant, par exemple couleurs, sons, goûts, Essai philosophique concernant l’entendement humain II, ch. 8, § 10).

Distinction qui recoupe celle des propriétés essentielles (qualités premières) et des propriétés accidentelles (qualités secondes).

Connaissez-vos le texte des Méditations fonde/pose cette distinction ? L’avez-vous étudié dans le chapitre sur la perception ?

Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. (…).

Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine peut-on le toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure, et personne ne peut le nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe, se trouve changée et pourtant la même cire demeure.

Mais inversement, la sensation perçue dans les images rétiniennes, pour être réelle (c’est-à-dire réellement ressentie) ne requiert même pas que l’objet ressenti (la lumière par exemple) soit présent. On peut penser à la couleur rouge même dans le noir. On peut aussi rappeler que toutes les espèces animales ne voient pas les mêmes couleurs. La vision appartient donc à l’ordre du vécu psychologique (la sensation perçue ou l’image mentale) et ne dépend pas seulement de la nature de l’objet vu.

Ce double problème peut se résumer ainsi : comment l’esprit peut-il influencer le corps et être influencé par lui ?

c) la solution problématique de la glande pinéale

Descartes propose de localiser l’endroit du cerveau où se fait l’union de l’âme et du corps dans la glande pinéale (située dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’hypophyse : siège de la croissance (hormones pour faire grandir), seul organe que l’anatomie de l’époque à n’avoir pas deux parties symétriques ; elle est situé au milieu du cerveau, c’est une petite alvéole qui devait contenir l’âme, sous les deux hémisphères.

Mais localiser l’âme n’est pas résoudre le problème de son union avec le corps puisque nous sommes encore ramené au problème du mouvement du bras (comment une idée – immatériel peut-elle avoir un effet sur la matière, sachant qu’il n’existe pas d’action à distance).

Transition : face aux impasses du dualisme, la solution moniste se présente donc comme plus cohérente, même si, d’une part, elle est beaucoup moins évidente à nos intuitions, et d’autre part, elle posera, dans le cas du monisme matérialiste un autre genre de problème : celui de l’impossible liberté des actions humaines.

II – Le monisme

1) l’immatérialisme de Berkeley : réfutation des qualités premières : seules n’existent les qualités secondes.

Etre, c’est être perçu ou percevoir ou vouloir ou agir. Théorie de la connaissance.

Hylas : Couleurs, sons, saveurs, en un mot toutes les qualités qu’on appelle secondes n’ont, c’est certain, aucune existence en dehors de l’esprit. Mais il ne faut pas supposer qu’en le reconnaissant je porte atteinte à la réalité de la matière ou des objets extérieurs, vu que je rejoins sans plus la position soutenue par bien des philosophes qui sont pourtant aussi éloignés qu’on peut imaginer de nier la matière. Pour entendre ce point plus clairement, il faut que vous sachiez que les philosophes divisent les qualités sensibles en qualités premières et en qualités secondes. Les premières sont l’étendue, la figure, la solidité, la pesanteur, le mouvement et le repos. Et, pour celles-là, ils tiennent[2] qu’elles existent réellement dans les corps. Les autres sont celles qui ont été énumérées plus haut, en bref toutes les qualités sensibles à l’exception des qualités premières, qualités dont ils affirment qu’elles sont seulement autant de sensations ou idées sans existence ailleurs que dans l’esprit. Mais vous étiez déjà au courant de tout cela, je n’en doute pas. (…)

Ph : mais que diriez-vous si les mêmes arguments qu’on apporte contre les qualités secondes doivent rester valables aussi contre les qualités premières ? (…)

H : Si ce que vous dites est vrai, Philonous, je me demande pourquoi les philosophes qui dénient toute existence réelle aux qualités secondes l’attribueraient pourtant aux qualités premières. S’il n’y a pas de différence entre elles, comment peut-on expliquer qu’ils les traitent ainsi différemment ?

Ph : (…) On peut probablement assigner, entre autres raisons la connexion qui adjoint le plaisir et la peine au premier groupe de qualités plutôt qu’au second. Le chaud et le froid, les saveurs et les odeurs ont quelque chose de plus vivement plaisant ou désagréable que ce dont nous affectent les idées d’étendue, de figure et de mouvement. Et comme il est trop visiblement absurde de soutenir que la douleur et le plaisir puissent exister dans une substance qui ne perçoit pas, il est plus facile de détourner les hommes de croire à l’existence extérieure des qualités secondes qu’à celles des qualités premières. (…) Mais au total cette distinction n’a aucun fondement rationnel : car une sensation indifférente est à coup sûr tout aussi authentiquement une sensation qu’une autre plus agréable ou plus pénible.

Berkeley, Trois discours entre Hylas et Philonous, 1er discours

2) le parallélisme ou expressionisme de Spinoza

« L’ordre est la connexion des choses est le même que l’ordre et la connexion des idées », Ethique : cela signifie que la matière et l’esprit (les choses et les idées) sont une seule et même réalité ; une seule et même substance, considérées de deux points de vue différents. Comme le serait une pièce de monnaie, qui est une seule réalité, mais qui comporte deux faces différentes l’une de l’autre. L’une de ces faces serait donc comparable à l’esprit, et l’autre à la matière. Dans la mesure où matière et esprit sont une seule et même chose, cela n’a plus de sens de parler d’interaction de l’une sur l’autre. Donc pour expliquer que quand je veux lever le bras je parvienne à lever le bras, il ne faut pas penser cet « événement » en termes de causalité mais en termes de corrélation. Corrélation signifie simultanéité mais simultanéité ne signifie pas causalité : deux phénomènes corrélatifs – simultanés ne sont pas nécessairement la cause et l’effet l’un de l’autre. Donc, pour Spinoza, il se trouve que, à chaque fois que j’ai l’idée de lever le bras, mon bras se lève (c’est pourquoi on parle de parallélisme à propos de Spinoza : la succession des idées dans mon esprit est parallèle à la succession des actes de mon corps, mais sans que celle-ci ne soit cause de celle-là), mais ces deux phénomènes sont indépendants au sens où ils sont seulement simultanés et non pas cause l’un de l’autre. De la même manière que si deux personnes traduisent le même texte dans deux langues différentes on pourra faire correspondre chacune des parties traduites dans une langue dans son équivalent dans l’autre langue. Et cela ne signifie pas que la traduction dans la première langue soit cause de la traduction dans la seconde. Mais du coup le terme parallélisme n’est pas tout-à-fait approprié parce qu’il suppose que deux événements se produisent en même temps (de manière parallèle), or là il s’agit du même événement observé sous deux points de vue différents. On parlera donc aussi d’expressionisme.

3) les trois matérialismes contemporains

a) matérialisme historique (Marx)

Distinction infrastructure/superstructure : ma conscience reflète la structure sociale et économique, pas seulement la matière inanimée, mais aussi les rapports de production/les forces productives. La conscience produit l’idéologie (superstructures) : ensemble de représentations qui relèvent davantage de la croyance que de la vérité de la société (religion, art, croyances politiques, culturelles, économiques…)

b) matérialisme pulsionnel (Freud)

c) matérialisme biologique

*les origines dans l’atomisme antique

Dès l’antiquité, le recours à une intelligence ordonnatrice du monde a été dénoncé comme une sorte de superstition. L’épicurisme (Epicure, -342/-270) qui s’inspire de l’atomisme de Leucippe (-460/-370) et de Démocrite (idem) affirme que ne peuvent être clairement conçus que des atomes et du vide. Des atomes, parce que nous faisons l’expérience de l’existence de corps matériels, et du vide parce que sans lui, le mouvement, les assemblages des atomes dans les corps, et la décomposition de ces corps dans la mort, ne pourraient s’expliquer

Mais même l’esprit (l’âme) est matérielle pour les atomistes, elle est simplement composées d’atomes plus subtils, et donc n’est pas immortelle, puisqu’elle se décompose elle aussi à la mort de l’individu.

*l’homme neuronal : les aires de Broca : corrélation entre activité intellectuelle et activation d’aires cérébrales

Depuis Broca (XIXe siècle), on sait que le cerveau est organisé en aires distinctes, chargées de traiter des fonctions différentes (parler, écrire, lire, voir, toucher…). Des lésions cérébrales ponctuelles, localisées, entraînent ainsi des dérèglements de certaines fonctions mais pas de toutes (mémoire des noms propres atteinte, mais pas celle des noms communs par exemple).

Ce jour-là [le 18 avril 1861], il [Broca] présente devant la Société d’Anthropologie de Paris le cas de Leborgne, dont il a fait la veille l’autopsie. Le malade avait été admis, vingt et un ans plus tôt, à l’hospice de Bicêtre, peu après avoir perdu l’usage de la parole. Il s’exprimait par gestes, semblait avoir toute son intelligence, mais ne savait prononcer qu’une seule syllabe tan, tan, qui lui valut ce surnom. L’examen post mortem de son cerveau révèle une lésion dont le foyer principal se situe à la partie moyenne du lobe frontal de l’hémisphère gauche. Si Broca convainc, c’est que le fait anatomique qu’il présente, ainsi que ceux qui suivront, ne peut plus être contesté. La lésion du lobe frontal gauche a été la cause de la perte de parole, de l’aphasie. Broca, par la corrélation rigoureuse qu’il établit entre faits d’anatomie et faits de comportement, apporte la première démonstration de la localisation corticale d’une faculté bien définie…

Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal

La pensée, dans ses différentes fonctions, semble plus ou moins liée à un substrat matériel qui en constitue sinon la cause, du moins la condition.

L’IRM (Imagerie par résonance magnétique) a permis de mettre en évidence, de visualiser, de façon très précise, le lien entre fonctions de la pensée et aires du cerveau activées. Mais doit-on en conclure à une possible localisation de la pensée ? Comme le dit le texte et ce que l’on a dit plus haut, « corrélation n’est pas cause ». Une corrélation est la liaison de deux phénomènes qui varient simultanément : la corrélation, c’est-à-dire la simultanéité entre deux faits ne signifie pas que le premier soit la cause du second.

*le fantôme dans la machine :

Dans un ouvrage devenu célèbre, La notion d’esprit, le philosophe anglais Gilbert Ryle accuse la notion d’esprit d’être le fruit d’erreurs de raisonnement, souvent issues d’une réticence d’origine théologique à considérer les phénomènes mentaux comme de même nature que les phénomènes physiques. D’où le recours à ce que Ryle appelle un « fantôme dans la machine ». Cette erreur de raisonnement reviendrait à l’erreur suivante : c’est exactement comme si, après avoir visité les différents collèges qui composent l’université d’Oxford, ainsi que la bibliothèque, les bâtiments administratifs, les amphithéâtres, etc., un touriste demandait à voir l’université elle-même : il ne sait pas que ce qu’il appelle « université » désigne l’ensemble organisé des éléments qu’il vient de visiter. De la même manière, ceux qui ont recours à un « esprit » distinct du corps ou de la matière ne voient pas que l’esprit n’est rien d’autre que l’ensemble agencé des éléments matériels qu’ils ont sous les yeux.

III – Critique du matérialisme biologique

1) Le problème de la perception : difficulté des neurosciences à rendre compte des états mentaux

Incapacité de la science objective, qui ne peut fournir qu’une description du fonctionnement de son système de perception à rendre compte d’un état mental subjectif. On se trouve ici face à deux ordres de réalité incommensurables, hétérogènes. La perception est un état de l’esprit.

Pourquoi cette incapacité ? Parce que la matière, en elle-même, est neutre. Elle ne contient pas les qualités sensibles (couleur, chaleur, dureté…) que nous percevons.

Cf. le philosophe matérialiste antique Démocrite. Les atomes qui composent la matière, les corps matériels, ne sont pas rouges ou verts, chauds ou froids, durs ou mous etc. Mais c’est nous qui percevons les corps matériels comme rouges, chauds…

La matière (c’est-à-dire les atomes) ne peut donc expliquer nos perceptions dans leur diversité. Au niveau physiologique, dans notre corps, la perception sensible s’opère grâce au système neuronal : un stimulus excite nos organes récepteurs qui envoient des messages électriques par l’intermédiaire des neurones aux centres nerveux (moelle épinière et cerveau) qui décodent l’information. Mais il n’y a évidemment pas d’impulsions jaunes ou vertes ni de neurones du bleu ou du rouge. Il est donc impossible de rendre compte de la perception subjective de la couleur à partir de l’étude du système neuronal. On retrouve une concomitance entre un état du corps et un état de l’esprit, mais le premier ne peut expliquer le second (cf. IRM). En effet, qui voit la couleur du rubis dans ce système ? Ce n’est certes pas un neurone : un neurone est dans certains états d’excitation électrique et il est connecté à d’autres neurones, mais il ne voit pas du rouge.

La subjectivité ne peut donc être réduite à la matière : la couleur n’est pas dans le monde extérieur qui ne connaît que des différences de longueur d’ondes.

Ni la matière du monde extérieur, ni la matière de mon corps ne peuvent expliquer la subjectivité de la sensation. C’est pourquoi une machine, un robot muni de capteurs sensibles aux différences de longueur d’ondes peut bien reconnaître le rouge ou le bleu (c’est-à-dire la longueur d’onde du rayon lumineux qui correspond à ces couleurs), mais cela ne prouve pas qu’il les voit. Aucun système de traitement de l’information n’est capable d’avoir la sensation de rouge. Aucun système informatique n’a ce genre d’états mentaux.

2) Critique du computationnalisme

Le computationnalisme est la théorie qui postule qu’on peut réduire les opérations de l’esprit à des calculs. Mais le computationnalisme néglige le fait que nos états mentaux ont un contenu subjectif réel et spécifique. Un ordinateur, lui, n’a pas d’états mentaux.

De plus, l’esprit ne peut pas être réduit à des mécanismes de calcul d’informations (du type d’un programme informatique) car c’est l’homme qui crée les calculs que les machines exécutent, simulent.

Limites des théories computationnalistes de l’esprit : elles traitent le cerveau « comme s’il y avait à l’intérieur de lui un agent quelconque en train de l’utiliser pour calculer » (JR Searle, La Redécouverte de l’esprit, Gallimard, 1992, p.284). Traiter le cerveau comme un ordinateur conduirait à placer insidieusement un « utilisateur » du cerveau dans le cerveau, ce que Searle appelle un « homoncule » (c’est-à-dire un petit homme).

Test de Turing : un être est intelligent s’il réussit à se faire passer pour intelligent, ce que critique Searle : argument de la chambre de chinois (dictionnaire) : la personne ne parle pas chinois, c’est la même chose pour l’ordinateur qui ne comprend pas ce qu’il dit, il n’a pas l’intentionnalité, il ne fait que des opérations avec des symboles qu’il ne comprend pas. (Il n’a que des relations causales : j’appuie sur j, ça imprime j, mais l’ordinateur n’a pas de représentation du j.

L’esprit n’est donc réductible ni à une connexion de neurones ni à un programme informatique.

3) Irréductibilité de l’esprit à la matière

a) le problème de la plasticité

Si on assimile l’esprit au cerveau, on se condamne à passer à côté de la spécificité essentielle de l’esprit. En effet, le cerveau est simplement de la matière organique, tandis que l’esprit est de l’ordre de la signification ; ses lois ne se limitent donc pas au déterminisme biologique (principe selon lequel tout phénomène est déterminé, causé, par des conditions biologiques, matérielles).

L’esprit est une entité indépendante, en partie au moins, de la matière. Son activité n’est pas le simple résultat de mécanismes matériels qui échapperaient à notre contrôle.

Avantage de cette hypothèse ; elle permet de conserver la croyance en la liberté humaine puisqu’il faut comprendre que celle-ci suppose une relative indépendance de l’esprit par rapport à la matière. Sinon il faudrait concevoir comme inessentielles les décisions conscientes que je prends, les raisons qui me motivent, les valeurs que je choisis, puisque l’on supposerait alors que ce sont les réactions chimiques qui se produisent à l’intérieur de mon cerveau qui pourraient décider à ma place.

Pb pour le réductionnisme : la plasticité : en gros dans les mêmes zones, mais pas dans le détail. Pas une petite tour Eiffel mais les relations causales et les lois de la corrélation pensée/matière qui me font associer telle configuration de connexions neuronales avec telle qualité sensible (quale). Ms pb de la plasticité. (De même que les aphasiques qui retrouvent la parole alors que les aires de Broca sont endommagées).

b) Bergson, L’évolution créatrice

Que nous dit (…) l’expérience ? Elle nous montre que la vie de l’âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu’il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n’a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l’équivalent du mental, qu’on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ; encore moins s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation, l’expérience, et par conséquent la science nous permettent d’affirmer, c’est l’existence d’une certaine relation entre le cerveau et la conscience.


H. Bergson, L’Energie spirituelle (1919), Puf Quadrige, 1999, pp. 36-37

Conclusion : Exemples de sujets

Mon corps fait-il obstacle à ma liberté ? (S, 2008)

L'esprit peut-il être objet de science ? (ES, 2008)

Est-ce par l'intériorité qu'il faut définir l'esprit ? (L, 2007)

L'esprit dépend-il de la matière ? (ES, 2006)

La matière pense-t-elle ?

Tout est-il matériel ?



[1] Tantôt : bientôt

[2] Ils tiennent : ils considèrent.