dimanche 11 avril 2010

L'interprétation (TL-TES)


Introduction

a) Définition

Interpréter (en grec herméneuein, d’où le nom de l’art de l’interprétation : l’herméneutique) :

-rendre clair ce qui ne l’est pas

-traduire = faire une bonne lecture du texte en en levant l’opacité

-dévoiler un sens caché (vérité en grec = alétheia = dé-voilement)

-décoder

-élucider, c’est-à-dire décrypter un ensemble de signes pas évidents par eux-mêmes.

-vouloir déchiffrer le réel en le considérant comme un ensemble de signes qui ne comportent pas de caractère d’évidence suffisants.

-travail de réduction de l’équivoque à l’univoque.

-interprétation : autre texte qui vient s’ajouter au premier, cf. l’interprète d’une langue étrangère qui superpose, pourrait-on dire, un second texte (celui de la langue dans laquelle il s’agit de traduire, c’est-à-dire le texte traduit) au premier (le texte original, écrit dans la langue d’origine).

-interprétation : corrige un état premier de la langue et du texte marqué par une certaine ambivalence.

-but interprétation : combler un déficit de sens.

b) Problèmes

1) Qu’est-ce qu’une bonne interprétation ? : qu’est-ce qui justifie telle interprétation plutôt que telle autre ? (sur quels critères la juger ?) et la question réciproque : à quelle(s) condition(s) y a-t-il contresens, c’est-à-dire erreur d’interprétation ?

2) Peut-on comprendre l’autre (l’auteur) mieux que lui-même ?

3) Sur quoi est fondée la traduction ? Et peut-on traduire, sans risque de déperdition de sens ?

4) Jusqu’ici on s’est surtout intéressé à un sens du terme « interpréter » qui consistait à révéler le sens caché d’un texte, d’un acte ou d’une œuvre d’art. Mais nous semblons avoir oublié un usage essentiel du terme interpréter qui est celui qu’on emploie aussi mais exclusivement dans le domaine de l’art : interpréter c’est donner à voir, ou à entendre l’œuvre d’art qui figure sur un texte original : le livre, la pièce de théâtre, la partition de musique. Ici interpréter signifie représenter (d’où l’usage du terme de représentation pour parler d’un spectacle). Or, en ce second sens, il semble que la définition première de déchiffrer un sens caché (même si l’on parle d’une déchiffrage d’une partition musicale, c’est en un tout autre sens) ne s’applique pas du tout puisqu’il n’est pas du coup question ici de superposer un second sens, plus fidèle à la pensée ou à l’intention de son auteur, au texte originel, mais au contraire de s’éloigner le moins possible du texte originel. De ce point de vue là, en art, la bonne interprétation sera celle qui est le plus fidèle au texte, et certainement pas, comme dans le premier sens, celle qui cherche à s’en éloigner. D’où le problème majeur posé par cette notion d’interprétation : comment concilier ces deux sens apparemment contradictoire entre 1) l’idée d’une interprétation-traduction ; c’est-à-dire d’une interprétation qui nous permettrait d’accéder au véritable sens du phénomène à interpréter, et 2) une interprétation-représentation se contenterait simplement de reproduire le plus fidèlement possible (sans modification) la partition ou le texte originaux.

Il y a donc deux sens aux antipodes du terme d’interprétation :

1) travail complet de réécriture et de développement ; commentaire beaucoup plus fourni quantitativement que le texte premier.

2) Une simple reprise sans ajout

Comment concilier les deux ?

I – Quelle sont les conditions de possibilité de l’interprétation ?

A) La contingence des phénomènes humains

Il y a interprétation des phénomènes (textes, actes, œuvres) humains alors qu’il y a explication des phénomènes de la nature

Champ de l’interprétation = champ de l’équivocité.

But : donner un sens, un certain sens à un certain type de texte, d’acte. Il y a interprétation à chaque fois que le texte ou le fait possède une certaine part d’obscurité ou d’ambigüité.

L’interprétation doit donc permettre le passage d’une équivocité première à une relative univocité qui ne peut pas être de l’ordre de l’univocité mathématique dont le résultat s’impose à l’exclusion de tout autre.

L’enjeu de fond, ce sont les sciences de l’homme, dans lesquelles celui-ci se trouve à la fois sujet et objet de connaissance. En termes d’exactitude, de rigueur, ces sciences ne peuvent rivaliser avec les sciences de la nature. Mais, le doivent-elles ?

L’être humain est en effet extrêmement complexe, il semble par ailleurs impossible de l’étudier « objectivement », et, de plus, les actions humaines sont en partie contingentes, donc difficilement généralisables. Aristote n’a-t-il pas dit qu’ « il n’y a de science que du nécessaire » ?

Le conflit des interprétations : mythe, religion, philosophie sont trois modes de pensée qui ont la tentation de s’ériger en monopole de l’interprétation.

Distinction expliquer/interpréter :

On explique un phénomène physique en invoquant un système de causes sans qu’il soit nécessaire de présupposer une conscience implicitement à l’œuvre dans ce que l’on étudie. En revanche, en cherchant à interpréter, nous visons nécessairement ce qui comporte une dimension consciente et intentionnelle. C’est pourquoi l’interprétation regarde d’abord ce qui est humain.

a) expliquer : donner les causes d’un fait : comment cela a-t-il été possible ? Comment en est-on arrivé là ?

b) interpréter : donner un sens (ou son sens) au phénomène (texte, acte, œuvre). Il ne s’agit donc plus de répondre à la question : « comment cela est possible ? » mais « pourquoi, dans quel but cela a-t-il eu lieu » ? Exemples : comment interpréter la chute du Mur de Berlin, l’attentat du 11semtembre 2001, au-delà des émotions immédiates ? Expliquer les causes immédiates ne suffit pas à interpréter leur sens historique.

B) La nature du langage

1) Distinction symbole/signe :

-symbole : réalité qui renvoie à une autre, signe mimétique (du grec mimésis : imitation) qui imite la réalité à laquelle il se réfère (le poing brandi, les desseins figurant sur les panneaux de signalisation de la route, la balance (symbole de la justice)).

-signe (linguistique) : unité de sens formée de deux éléments : l’élément sonore ou graphique, appelé signifiant et le sens du signe, appelé le signifié. Par exemple, l’idée d’arbre n’a pas le même signifiant d’une langue à l’autre (« arbre », « tree »…) mas il ont le même signifié, c’est-à-dire que les deux signifiants (le signifiant français et le signifiant anglais) désignent la même chose ; chose connue par la définition d’un arbre (végétal ligneux dont la tige, ou tronc, dure et massive, présente une forte croissance en épaisseur et ne se ramifie en branches et rameaux qu’à partir d’une certaine hauteur, et dont la taille varie de quelques mètres à plus de cent mètres pour des espèces telles que l’eucalyptus et le séquoia). Le signifiant et le signifié sont donc associés de manière conventionnelle, c’est-à-dire arbitraire ; c’est une propriété du langage humain que Ferdinand de Saussure nomme l’arbitraire du signe dans son Cours de linguistique générale.

Or, c’est justement cette propriété spécifique du langage humain qu’est l’arbitraire du signe qui rend possible – elle en est très exactement la condition de possibilité – l’interprétation ; c’est-à-dire qui explique que le langage nécessite une interprétation. Si, en effet, le langage – c’est-à-dire les signes linguistiques - étaient de nature symboliques (s’ils étaient des symboles), il n’y aurait pas besoin d’interprétation, et le sens serait immédiatement déductible du symbole. Or, comme il n’y a pas de lien nécessaire entre le son (le signifiant) et le sens (le signifié), la compréhension du signe, et donc du texte dans lequel il figure, celui-ci va nécessiter une interprétation, c’est-à-dire le fait de remonter d’un signifiant à un signifié (passage du signifiant au signifié).

2) Distinction lettre/esprit.

-lettre : On parle de la lettre d’un texte : le texte précis, respecté strictement. Sens propre. Cf. les expressions « le texte est pris à la lettre, ou au pied de la lettre ».

-esprit : le sens profond. Sens figuré.

Exemple : « une hirondelle ne fait pas le printemps » :

-lettre du proverbe : ce n’est pas parce qu’on voit une hirondelle dans le ciel que c’est déjà le printemps.

-esprit du proverbe : il ne faut jamais se fier au premier signe pour en tirer une conclusion, il faut vérifier à plusieurs reprises.

II – De quoi y a-t-il interprétation ?

A) Espaces dans lesquels il n’y a pas de place pour l’interprétation :

a) espace logique :

-espace logique : « celui où la proposition montre son sens », Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus.

Ce que l’on désigne par espace logique, c’est le domaine du discours dans lequel les énoncés n’utilisent jamais le même signe de différentes manières. Cf. symboles mathématiques : une langue de symboles permettrait d’exclure toute nécessité d’interprétation des énoncés (comme on l’a vu dans la partie précédente).

Au contraire, dans le langage quotidien, un même mot peut avoir plusieurs significations ; cela entraîne un certain nombre de confusions possibles. D’où la nécessité d’un travail interprétatif qui consiste à remonter de ce qui a été dit à ce dont on peut supposer que le locuteur a eu l’intention de dire.

Voilà pourquoi Leibniz voulait remplacer le langage ordinaire par une langue universelle parfaite (comme Descartes) qui prendrait chez Leibniz le nom de Caractéristique universelle. Mais, à la différence de Descartes, Leibniz se rend compte que la condition pour qu’il n’y ait plus besoin d’interpréter les textes (et donc pour qu’il n’y ait plus de conflit des interprétations, conséquence inévitable et problématique de toute interprétation), c’est d’utiliser non plus des mots, mais simplement des lettres comme symboles pour désigner les signifiés. De même, en effet, qu’il n’y a pas de confusion de sens possible quand on dit « 2 » ou « 6 », de même utiliser des lettres dont le signifié est clairement établi devrait pouvoir éviter tout problème interprétatif. Cf. cours sur le langage.

b) espace de la folie :

Depuis XVIème ; le fou est perçu comme celui qui mélange tous les signes, qui les brouille en les chargeant d’une ressemblance qui finit par les effacer. Le fou, comme Don Quichotte, le personnage du roman du même nom de Cervantès, ne voit partout que ressemblances et signes de la ressemblance : tous les signes pour lui se ressemblent. Tout est signe de tout, tout veut tout dire. Du coup, il prend les choses pour ce qu’elles ne sont pas et les gens les uns pour les autres. Par exemple, il prend des moulins à vent pour des géants dans l’épisode devenu classique des moulins à vent. Pour le fou, tout signe peut signifier n’importe quoi. On va donc parler d’un délire d’interprétation chez le fou ou à moindre degré de sur-interprétation ; reproche que l’on peut adresser à l’élève qui commente de façon fantaisiste un texte littéraire. Il y a délire quand il n’y a aucun respect de règles d’interprétation.

C’est que, comme nous l’avons vu en introduction, une interprétation consiste à produire un second texte en regard du premier censé lui donner tout son sens. Or, chez le fou, ce n’est pas un texte auquel il fait correspondre le texte original mais une infinité, si bien que plus rien n’a de sens puisque tous les sens sont acceptables. Si donc un texte peut avoir une multiplicité de sens, cela ne signifie pas qu’il peut en avoir une infinité, c’est-à-dire que tous les sens, et donc toutes les interprétations, se valent, comme voudrait nous le faire croire le fou.

Autre exemple d’interprétation délirante : celle des superstitieux qui passent leur temps à interpréter la réalité en y projetant leurs peurs : celui qui fait une fixation quasi-obsessionnelle sur l’idée qu’il est victime d’un complot et que le danger est partout autour de lui, il est évident qu’il aura tendance à voir partout des « signes » avant-coureurs de menaces dont il croit être l’objet.

-Les trois corbeaux qui sont passés devant la voiture ? Mauvais signe : « la mort rode autour de moi ».

-Le chat noir vu au matin ? « Un malheur va m’arriver » : celui qui est hanté par la peur trouve sa confirmation dans la soi-disant « reconnaissance » des signes extérieurs qui la confirment.

Il interprète constamment la perception dans un sens orienté de manière précise, orienté par ses propres projections. Tant que la projection domine l’interprétation il y a peu de chances qu’elle ait une quelconque valeur. Elle n’est qu’une construction mentale d’un esprit abusé par sa propre production d’illusions.

L’illusion naît lorsque l’esprit surimpose à la perception une représentation qu’il tire de son propre fonds et qu’il ne voit plus qu’elle.

L’illusion prolifère quand l’esprit déploie ses propres créations, sans se rendre compte qu’il en est l’auteur ; que ce qu’il prétend « voir » n’est jamais que le jeu de ses projections.

Exemple : je vois un serpent là où en réalité il n’y a qu’une corde. J’interprète la forme sinueuse comme un serpent, alors qu’il n’y a que la corde : la surimposition du serpent sur la corde n’est que l’opération de mon propre esprit qui a donné une forme à partir de ses peurs. Si on ôte la base émotionnelle, si la peur est absente, il ne peut y avoir de surimposition de la peur et donc pas d’interprétation terrifiée de la réalité. Il doit donc y avoir absence d’ingérence (d’envahissement) de sa propre subjectivité dans l’interprétation.

B) Espaces de l’interprétation :

Paul Ricoeur, Le conflit des interprétations : « il y a interprétation là où il y a sens multiple, et c’est dans l’interprétation que la pluralité des sens est rendue manifeste ».

Il y a donc un écart entre :

-ce qui est montré

-ce qui est par là véritablement visé.

Or tous les signes ne sont pas des signes linguistiques ; il existe une infinité de signes de genre différent, c’est pour cela que l’on va interpréter tout un ensemble de choses hétérogènes mais que l’on peut regrouper en trois catégories distinctes : les textes, les actes et les œuvre d’art.

On interprète donc :

Un augure (signe qui semble annoncer quelque chose dans l’avenir (exemple : oiseaux de bon augure ; les oies du Capitole à Rome)), les signes du ciel, un geste amoureux, un événement, un rêve (c’est un des buts de la psychanalyse. Le travail interprétatif consiste dans le passage du contenu manifeste du rêve (tel que je m’en souviens au réveil) au contenu latent (caché qui relève de l’inconscient, grâce aux trois règles de l’interprétation que sont la condensation, le déplacement et la symbolisation (cf. cours sur l’inconscient), un symptôme (domaine de la maladie), un oracle (oracles : prêtres chargés d’interpréter des oracles de la pythie (prétresses) ; on pourrait les appeler des « herméneutes ». Exemple : l’oracle de Delphes (la pythie) interprète les paroles du Dieu Apollon qui répond à la question d’un ami de Socrate : « qui est l’homme le plus sage d’Athènes ? » en disant que c’est Socrate lui-même (il s’agit donc ici d’un ensemble de faits) et

un poème, un texte de loi, les textes sacrés (il s’agit d’un ensemble de textes), et

les œuvres d’art.

III– Les conditions d’une bonne interprétation

L’interprétation repose-t-elle sur une technique ? cf. Socrate s’adressant au poète Ion, dans le dialogue du même nom : « il est évident que pour tout le monde tu es impuissant à parler d’Homère en vertu d’un art ou d’une science. Car si tu étais capable de le faire grâce à un art, tu serais capable de parler de tous les autres poètes aussi ». Mais question : l’interprétation peut-elle se défendre d’être une activité purement intuitive, irrationnelle, sans règles rationnelles, explicables et justifiables ?

A) l’exégèse religieuse :

C’est d’abord à propos des textes religieux que les problèmes d’interprétation ont été systématiquement examinés (nom de l’interprétation religieuse : l’exégèse). Si lire à la lettre fait tomber dans des contradictions, il faut donner sens en passant de la lettre à l’esprit, ce qui est l’exégèse : interprétation linguistique et doctrinale d’un texte dont le sens est obscur et source de conflits d’interprétations.

C’est ce que l’on désigne alors par herméneutique, qui est un savoir ou un savoir-faire faisant le pari de dévoiler le sens dans des domaines qui résistent à la démonstration rationnelle.

Quelle méthode fallait-il respecter pour interpréter correctement le sens des textes sacrés (Bible, Coran, Thora) ? Il est en effet difficile, quand on lit quelques pages de la Bible par exemple, de ne pas en arriver à la conviction qu’au-delà du sens littéral des phrases il existe un autre sens qui s’y trouve dissimulé. D’où un surcroît de sens, imbriqué dans le sens littéral, qu’il s’agit, pour l’exégète de la Bible, de déceler ; c’est-à-dire désemboîter le sens littéral dans lequel il se trouve enchaîné.

1) Saint Augustin, De doctrina christana :

Dessein (but) divin de la révélation : dans les Ecritures, Dieu se révèle tout en se dissimulant à travers un second sens intégré dans le premier pour n’offrir sa lumière (sa compréhension, son sens) qu’à ceux qui feraient l’effort de la chercher.

D’où la limitation, jusqu’au XIXème siècle du champ de l’interprétation aux Ecritures (ensemble des textes sacrés).

2) Réforme (protestante) :

Retour au texte lui-même par opposition à la tradition (c’est-à-dire, au fond, à l’argument d’autorité). Jusqu’à la réforme protestante, dans le christianisme on ne lisait pas les Ecritures elles-mêmes mais on se contentait des commentaires théologiques de ces Ecritures (ce qu’on désigne ici par le terme de tradition) qui souvent comportaient des contresens qui arrangeaient l’Eglise, qui allaient dans le sens de ce qu’elle voulait faire croire aux fidèles, sans doute dans un souci de manipulation, de domination et d’infantilisation (cf. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?). Or la réforme se réclame d’un retour aux textes originaux. Le philosophe Gadamer (Vérité et méthode) explique à ce propos : « Le point de vue de Luther était à peu près le suivant : on n’a pas besoin de la tradition pour acquérir une juste compréhension des Ecritures ».

3) Spinoza, Traité théologico-politique :

Spinoza, ch. VII, Traité des autorités théologiques (Traité théologico-politiques) : « De l’interprétation des Ecritures ».

Spinoza redéfinit, à la baisse, la marge de manœuvre que doit s’accorder, vis-à-vis du texte, un interprète rigoureux.

1) principe de la critique interne : afin d’éviter de s’abandonner à des interprétations forçant le texte qui s’y trouverait en réalité introduites de l’extérieur par l’interprète, il faut poser que « la connaissance de l’Ecriture doit se tirer de l’Ecriture seule », sans plaquer sur ce qui est à interpréter des raisonnements entièrement étrangers à ce que laisse apparaître le sens manifeste.

2) « s’écarter aussi peu que possible du sens littéral » : prendre une certaine distance par rapport à lui, certes, sans quoi il n’y aurait pas de place pour l’interprétation (comme dans l’espace logique) mais en choisissant pour « méthode d’interprétation », de ne procéder à un tel éloignement par rapport au sens littéral, que là où « l’ambiguïté du texte » se révèle indéniable, faute de quoi tout pourrait être imaginé à propos de tout (comme dans l’espace de la folie).

Dans la lignée de la Réforme, prenant le contrepied des théologiens, qui usent d’un principe d’autorité, Spinoza préconise une démarche rationnelle : pour interpréter l’Ecriture, il est nécessaire d’en acquérir une exacte connaissance historique.

B) Une herméneutique universelle ?

L’herméneutique (synonyme d’exégèse, mais pas au sens sens de l’interprétation des textes religieux. Il faut comprendre l’herméneutique comme la théorie de l’interprétation) aujourd’hui, a quitté sa sphère d’origine, essentiellement religieuse, pour englober toutes les activités proprement humaines.

Quoiqu’il en soit du développement des sciences, il n’a pas éteint notre curiosité à l’égard d’autres formes de recherches (mythes, art, ...) qui ne prétendent pas expliquer le monde, mais prétendent à une vérité sur le monde. Dans le mythe, l’image donne à penser (Œdipe, la Caverne, Prométhée, les Androgynes, Adam et Eve…)

A partir du début du XIXème : l’intérêt se déplace : les mêmes méthodes d’exégèse (interprétation des textes sacrés) peuvent-elles être transposées à l’interprétation de tous les documents du passé ?

Exemple : Friedrich Schleimacher ; Cours, discours inachevé : « son » herméneutique (1805-1833) : projet d’une « herméneutique universelle » : démarche interprétative susceptible de convenir pour toute expression écrite ou orale.

IV – Le langage est par nature interprétation

A) Spinoza : Traité théologico-politique

Alors que pour Saint-Augustin la nécessaire interprétation des textes sacrés se fondait sur la dimension essentiellement mystérieuse de Dieu (cf. phrases de la Bible : « les voies du Seigneur sont impénétrables »), Spinoza ouvre la voie à un élargissement potentiel du champ de l’interprétation en attribuant les phénomènes de « transfert de sens », dans les Ecritures, moins à la volonté divine, qu’à « l’ambigüité commune à toutes les langues ».

C’est le langage lui-même qui est porteur de phénomènes de « double sens ». Exemple de Spinoza : « Dieu est un feu » : Ici « le mot « feu » se prend aussi pour colère et jalousie. Donc le champ de l’interprétation peut bien s’élargir à tout ce qui a quelque chose à voir avec le langage, à toute production signifiante qui, structurée comme un langage, ferait qu’une chose est exprimée par une autre et qu’entre les deux s’établirait une relation non dépourvue d’au moins une part d’arbitraire (qui dépend de la seule volonté, sans se référer à des règles, hasard) (faute de quoi il n’y aurait pas matière à interpréter, comme on l’a vu en première partite). Ainsi, l’allégorie n’est-elle pas la structure même du langage ? D’où la nécessaire superposition du champ de l’interprétation et du champ linguistique.

Le philosophe Paul Ricoeur parle à propos du langage d’une « sémantique [théorie du sens] du montré-caché », De l’interprétation. Et il se réfère à la figure mythologique d’Hermès qu’il prend alors comme personnification du langage. Hermès est en effet à la fois l’interprète des Dieux, celui qui fait office de messager entre les dieux et les hommes pour faire comprendre à ces derniers les intentions divines et en même temps il est aussi symbole de tromperie puisque ses discours sont connus pour être faux et trompeurs. Hermès est donc une figure ambigüe, à l’image du langage lui-même. Cette ambigüité, c’est celle du montré-caché, c’est-à-dire que le langage, voile tout en dévoilant (mouvement dialectique).

B) Rousseau, Essai sur l’origine des langues.

« Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses premières expressions furent des tropes*. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après ».

  • Trope : figure de rhétorique par laquelle un mot ou une expression sont détournés de leur sens propre. Exemples : l’antonomase (Désignation d’une personne par une périphrase ou, au contraire, d’un concept par un nom propre, « le petit père des peuples », un Casanova, un Harpagon – la Dame de fer), la catachrèse (figure de rhétorique d’extension de la signification d’un mot au-delà de son sens propre, « le pied de la table ». « à cheval sur un mur »), la métaphore (un monument de bêtise), la métonymie (boire un verre), la synecdoque (un fer pour une épée – les mortels pour les hommes), le symbole (à la fois ce qui représente autre chose en vertu d’une correspondance analogique, et un élément susceptible d’une double interprétation sur le plan réaliste et sur le plan des idées).

C) Ricoeur, De l’interprétation (référence incontournable sur ce chapitre)

Quelle est l’origine de ce double/multiple sens ?

C’est la structure du discours : structure à 4 étapes : structure qui permet de comprendre à quel niveau s’introduit la perspective de l’interprétation dans le langage.

1. tout en bas : les choses

2. les états de l’âme : images des choses.

A ce niveau là il ne peut y avoir que stricte adéquation/correspondance entre les choses et les états de l’âme (à ne pas confondre avec les états d’âme désignant seulement les sentiments). Esprit : pure passivité ici car états de l’âme : pur reflet des choses auxquelles ils correspondent. Donc « identiques chez tous les hommes » (pas d’ambigüité). Il s’agit du niveau où les choses produisent une image mentale (une image dans l’esprit). Ainsi la même voiture produira la même image mentale chez tous les individus qui l’observent (sauf cas pathologiques ; par exemple le daltonien).

3. mots parlés : symboles des états de l’âme (distinction états d’âme/états de l’âme) : les premiers signes (« les signes en première position ») : introduction d’une distance. Il peut y avoir à ce stade malentendu ou langage de sourds comme on dit, puisque tout le monde peut ne pas nommer du même nom le même état de l’âme (et c’est ce qui se passa dans les différentes langues ; leur condition de possibilité consiste précisément dans ce fait que les différentes langues utilisent différents mots (signifiants) pour désigner les mêmes états de l’âme, d’où une nécessaire traduction, effectuée par un interprète). Exemple de malentendu : Le philosophe Locke (Essai philosophique concernant l’entendement humain) constate que de nombreuses querelles philosophiques ne sont pas dues en fait à des divergences théoriques mais à des malentendus sur l’usage des mots et il prend l’exemple de l’éther. Locke est en effet également médecin et il rapporte une dispute qu’il a eue avec d’autres médecins à propos de l’éther (au sens classique, et non pas moderne : fluide très subtil (difficile à distinguer) supposé régner au-dessus de l’atmosphère.

4. mots écrits : symboles de sons émis par la voix (les plus porteurs d’ambigüités car deux mots d’orthographes différents peuvent avoir le même son ; c’est le phénomène d’homonymie).

Il s’introduit donc avec les mots (parlés puis écrits), comme un travail de codage ou de traduction qui fait que les mots sont eux-mêmes des interprétations d’états d’âme, donc aussi des choses.

Le langage est Hermès : c’est lui qui constitue le premier interprète des états d’âme et des choses que ces états d’âme représentent. D’où un travail de décodage : l’interlocuteur tente de retrouver les états d’âme du locuteur. Le langage est donc lui-même interprétation (Nietzsche). D’où la phrase de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations » et l’idée que le langage est de part en part métaphorique (à cause de ce que l’o a vu plus haut : le mot écrit est lui-même une métaphore de l’état de l’âme) et le langage n’est pas seulement (accidentellement) mais essentiellement à interpréter. On devrait alors parler de métaphores au second degré ; c’est-à-dire de métaphores de métaphores.

L’action ou le langage sont une sorte de corps qui se prête à un diagnostic : le sens ne va pas de soi.

L’interprétation rappelle la résistance du langage à sa pure et simple fonction référentielle qui consiste à désigner immédiatement une chose ou une idée.

C’est une des propriétés essentielles du langage que de pouvoir dire autre chose et même le contraire de ce qu’il dit en apparence : antiphrase(emploi d’un mot ou d’une locution dans son sens contraire ; les Bienveillantes, Shiva), ironie, métaphore, allégorie, énigme

Les philosophies du soupçon (Marx, Freud, Nietzsche (cf. à propos de Nietzsche le texte étudié en cours extrait de Par-delà le Bien et le Mal dans lequel Nietzsche montre, grâce à l’exemple de la phrase « Je pense » dans quelle mesure la grammaire nous trompe et qu’il faudrait plutôt dire « Ca pense ») postulent que toute formulation de sens est en même temps déformation, déviation, mystification, pour eux, interpréter, c’est démystifier (révéler la vérité). Cf. Ricoeur « sémantique (et même dialectique pourrait-on dire) du montré-caché).

Il faut donc retrouver le sens littéral, derrière les sens dérivés, détournés, mais… y a-t-il toujours un sens littéral ?

D) Comment concilier interprétation au sens de traduction et interprétation au sens de représentation ?

De même que la seule lecture d’un texte nous aide à le comprendre ou non, selon l’intonation du lecteur puisque l’on se rend compte immédiatement si la personne qui lit le texte le comprend ou pas, on pourrait dire qu’une bonne interprétation-représentation donne en même temps à voir ou à entendre une bonne interprétation-traduction ; voire en révèle une qu’on ne connaissait pas encore et qui est tout-à-fait cohérente et intéressante.

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