De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité[1] et leur misère
§ 1 – Caractéristique de l’état de nature : l’égalité des hommes, physiquement et spirituellement : pour commencer, l’égalité des hommes du point de vue physique.
C’est une égalité relative et non pas absolue (ils ne sont pas égaux à tous les points de vue, mais c’est comme s’ils l’étaient, puisque mêmes ceux qui seraient « objectivement » plus forts pourraient se retrouver en situation d’infériorité face aux « plus faibles » (la faiblesse n’est que relative, elle n’est pas absolue – à tous les points de vue, c’est la raison pour laquelle je la note entre guillemets).
La nature a fait les hommes si égaux, quant aux facultés du corps et de l’esprit, que, bien qu’on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d’un esprit plus prompt, qu’un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d’un homme à un autre n’est pas si considérable qu’un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l’homme le plus faible en a assez pour tuer l’homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent le même danger que lui.
§ 2 – L’égalité des hommes du point de vue spirituel
*Une exception à cette égalité : les sciences.
*Mais, par ailleurs, cette égalité est plus parfaite, aux autres points de vue, que l’égalité physique, c’est-à-dire essentiellement du point de vue de la sagesse, que Hobbes nomme ici, d’après la tradition philosophique, la prudence qui est une sagesse pratique (un savoir non pas théorique, dans la connaissance, dont il a dit au contraire que de ce point de vue-là régnait une grande inégalité, puisqu’elle est réservée à un petit nombre – mais un savoir de l’action, c’est-à-dire de la meilleure façon d’agir). Aristote définit ainsi la prudence dans l’Ethique à Nicomaque :
*Argument en faveur de cette égalité dans la prudence : la prudence s’acquiert par l’expérience (connaissances acquises dans l’espace et dans le temps, donc on dirait aujourd’hui qu’il s’agit du vécu. En ce sens-là Hobbes est un empiriste. Et le vécu est le même pour tous les hommes qui consacrent le même temps aux mêmes choses. (« Quant aux facultés de l’esprit…pour les choses auxquelles ils s’appliquent également »).
Quant aux facultés de l’esprit (mis à part les arts fondés sur les mots, et spécialement cet art de procéder selon les règles générales et infaillibles qui se nomme science, art que très peu possèdent, et encore relativement à un domaine restreint, car il ne s’agit ni d’une faculté naturelle et innée, ni d’une faculté qu’on acquiert en s’occupant d’autre chose, comme la prudence), j’y trouve entre les hommes, une égalité plus parfaite encore que leur égalité de forces. Car la prudence n’est que l’expérience, laquelle, en des intervalles de temps égaux, est également dispensée à tous les hommes pour les choses auxquelles ils s’appliquent également.
*Objection à cette égalité dans la prudence : certains se croient supérieurs, c’est-à-dire, plus sages, que les autres. (« Ce qui risque peut-être d’empêcher…leur propre esprit de tout près et celui des autres de loin »).
Ce qui risque peut-être d’empêcher de croire à une telle égalité, c’est seulement la vaine conception que chacun se fait de sa propre sagesse, presque tous pensant en être dotés au plus haut point que le vulgaire, entendez par là : que tous les autres hommes, à l’exception d’eux-mêmes et d’un petit nombre d’autres auxquels ils accordent leur approbation à cause de leur renommée ou parce qu’il y a convergence entre les vues de ces hommes et les leurs. Car telle est la nature des hommes, que, quelque supériorité qu’ils puissent reconnaître à beaucoup d’autres dans le domaine de l’esprit, de l’éloquence ou des connaissances, néanmoins, ils auront du mal à croire qu’il existe beaucoup de gens aussi sages qu’eux-mêmes. Car ils voient leur propre esprit de tout près et celui des autres de loin.
*Réponse à cette objection qui montre qu’elle n’est pas valide : car il y a un meilleur critère que l’égalité objective – (qui est dans la nature des choses, en l’occurrence ici dans l’intelligence de l’individu), et qui n’existe pas ; puisque tous les individus n’ont pas la même science, ni même la même sagesse/prudence, c’est l’égalité subjective – c’est-à-dire que tout le monde s’estime satisfait de sa part (c’est ici l’intelligence qui est subjective ; celle que l’on croit posséder), puisque même il estime en avoir plus que les autres. Ainsi, alors que manifester pour dénoncer une inégalité (de droit, de salaire…) est chose banale, on ne verra jamais une manifestation de citoyens s’estimant lésés du point de vue de leur intelligence ou de leur sagesse, et en réclamant une plus grande part que celle qu’ils ont déjà.
Donc le raisonnement de Hobbes est le suivant : quand bien même il y aurait une inégalité objective spirituelle entre les individus, il n’en paraît rien, puisque personne ne s’en rend compte. C’est donc que le partage de la sagesse, tel qu’il est fait est parfaitement fait, puisque l’on ne peut imaginer de partage qui satisfasse davantage les hommes que celui-ci, dont jamais personne n’a trouvé occasion de se plaindre.
Mais cela prouve l’égalité des hommes sur ce point, plutôt que leur inégalité. Car d’ordinaire, il n’y a pas de meilleur signe d’une distribution égale de quoi que ce soit, que le fait que chacun soit satisfait de sa part.
§ 3 – Conséquences de l’égalité des hommes : la rivalité, la violence et la dépossession.
*De cette égalité des aptitudes, des conditions dans lesquelles se trouvent les hommes découlent leur rivalité (convoitise pour un même bien non divisible).
L’état de rareté n’ayant jamais existé, et étant une hypothèse abstraite reste en partie indéterminé. Il faut alors se poser la question suivante : le raisonnement est-il le même que l’on suppose un état de nature abondant ou un état de nature qui serait un état de rareté ?
De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l’espoir d’atteindre nos fins (16). C’est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux (qu’est-ce qui est sous-entendu-là : qu’ils peuvent également y prétendre tous les deux), ils deviennent ennemis (parce que rivaux): et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément[2]) (17), chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre (conséquence de la rivalité : violence (atteinte à la liberté d’autrui, qui peut aller jusqu’à une atteinte à la vie d’autrui, meurtre)). Et de là vient que, là où l’agresseur (18) n’a rien de plus à craindre que la puissance individuelle (force physique ou ruse : capacité d’atteindre ses fins) d’un autre homme, on peut s’attendre (marque de la conséquence) avec vraisemblance, si quelqu’un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode (formes de travail) à ce que d’autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever (19), non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie et la liberté. Et l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur (20). Il n’y a pas d’alliance durable, cf. §1, après le (4) : « en s’alliant à d’autres ».
§ 4 – La conservation de soi-même (la survie) dans l’état de nature exige que soit préférée l’attaque à la défense (préférer l’offensive à la défensive).
Du fait de cette défiance (degré de méfiance encore plus élevé) (21) de l’un à l’égard de l’autre, il n’existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants (attaquer), autrement dit, de se rendre maître (dominer, asservir, se faire obéir), par la violence ou par la ruse (forme d’intelligence qui consiste à utiliser un stratagème pour tromper quelqu’un), de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible (la condition qui permet de déterminer les cas où il est possible de se rendre maître d’autrui c’est la puissance personnelle que mesure la force physique et la ruse. Cela est possible de le dominer et de l’asservir (le réduire en esclavage) tant que sa puissance ne surpasse pas celle de l’agresseur), jusqu’à ce qu’il n’aperçoive plus d’autre puissance assez forte pour le mettre en danger.
Il n’y a rien là de plus que n’en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. Hobbes précise cela parce qu’il veut montrer qu’il n’y a là rien de choquant ni de vicieux, mais que c’est presque une loi naturelle (puisque l’on en a montré la nécessité, c’est-à-dire qu’elle s’impose. Et cette loi c’est celle de la conservation de sa vie. Il n’y a donc rien de choquant à anticiper l’attaque pour se défendre, puisque c’est une question de vie ou de mort. Donc lorsque Hobbes dit en général on estime cela permis, il fait référence à ce qui est devenu ensuite dans le droit la légitime défense : il n’est permis de tuer que pour se protéger d’un danger de mort.
Nous pouvons ici nous référer également à Rousseau qui, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes fait de l’amour de soi un instinct. Il faut comprendre l’amour de soi de Rousseau comme un synonyme de l’instinct de conservation, et qui dit « instinct » dit donc « loi de la nature », or cela n’a pas de sens d’interdire une loi de la nature : on ne pourra jamais décider qu’il est interdit de faire battre son cœur, ou de tomber selon la loi de la gravitation universelle parce que cela n’est tout simplement pas possible. Donc la condition de l’interdit, c’est le possible. On interdit ce qui est possible mais qui n’est pas souhaitable.
En ce sens Hobbes parlera d’un droit naturel, non pas dans le sens où nous utilisons le plus souvent ce terme, comme nous allons le voir ensuite (au sens de jusnaturalisme) mais au sens où j’ai droit à tout ce que ma puissance (force physique + ruse) me permet d’obtenir. Ici permis signifie que autorisé= (tout le) possible (alors que, comme on vient de le voir, dans l’état civil le droit n’est toujours qu’une partie du possible). Le droit ici ne se fonde pas sur une convention (un accord entre les hommes) mais sur la nature des êtres, et plus précisément sur leur corps, leur puissance.
Mais attention il faut distinguer chez Rousseau, et c’est lui-même qui fait cette distinction, entre l’amour de soi et l’amour-propre qui est du pur narcissisme (et pas une simple volonté de rester en vie), qui est à l’origine de tous les malheurs de l’homme. Et l’on va voir, par la suite, que dans le texte de Hobbes lui-même il y a un aspect de l’homme que l’on pourra rapprocher de cet amour-propre (et Hobbes le désignera par le nom de fierté). En attendant, il faut retenir cet instinct de conservation qui prend le nom d’amour de soi. Et pour votre culture générale, mais aussi pour traiter un sujet sur la morale, vous pouvez aussi vous référer à cet autre instinct important chez l’homme dont parle aussi Rousseau, et qu’il voit même exister chez certains animaux, et dont on pourrait dire qu’il est complémentaire, mais même plus, car en un sens presque contraire, ou en tout cas, réciproque de l’amour de soi. Cet autre instinct, Rousseau l’appelle la pitié. Cet instinct me fait éprouver de la compassion envers autrui (« souffrir avec », selon l’étymologie, partager la souffrance).
*Mais il peut exister aussi une violence gratuite à l’état de nature, qui n’est pas commandée par la nécessité de se conserver, mais pour le « plaisir de contempler [sa] propre puissance », et là on voit ce passage s’opérer entre le simple amour de soi (qui consiste en la seule volonté de conservation) et l’amour-propre (le narcissisme : se contempler soi-même, en contemplant sa propre puissance).
Egalement, du fait qu’il existe quelques hommes qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance à l’œuvre dans les conquêtes, poursuivent celles-ci plus loin que leur sécurité ne le requiert (22), les autres, qui autrement se fussent contentés de vivre tranquilles à l’intérieur de limites modestes, ne pourraient pas subsister longtemps s’ils n’accroissaient leur puissance par l’agression et s’ils restaient simplement sur la défensive. En conséquence, un tel accroissement de l’empire (maîtrise, domination) (23) d’un homme sur les autres, étant nécessaire à sa conservation, doit être permis (24).
*Comme on n’est jamais sûr que l’autre ne nous attaque que pour sa survie et non pas pour « contempler sa propre-puissance », on n’est jamais à l’abri d’une attaque gratuite, et donc le meilleur moyen d’anticiper cette attaque éventuelle, c’est encore, comme le dit Hobbes de « prendre les devants », donc on a même le droit d’attaquer gratuitement autrui, c’est-à-dire, dit Hobbes, d’accroître son empire sur les autres.
§ 5 - Une nouvelle cause de conflit entre les hommes : la fierté, le désir de reconnaissance, désir fondé sur l’amour-propre, cause que Hobbes appellera la fierté (cf. Hegel : la dialectique du maître et de l’esclave ou la lutte pour la reconnaissance) :
De plus, les hommes ne retirent (25) pas d’agrément (mais au contraire un grand déplaisir) de la vie en compagnie, là où il n’existe pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect (les obliger à se respecter les uns les autres. Le contraire du respect, c’est la violence). Car chacun attend (26) que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’apprécie lui-même, et à chaque signe de dédain (mépris), ou de mésestime (27) il s’efforce naturellement, dans toute la mesure où il l’ose (ce qui suffit largement, parmi les hommes qui n’ont pas de commun pouvoir (pas un pouvoir qu’ils partagent, mais un pouvoir qui s’applique à toute la communauté) qui les tienne en repos, pour les conduire à se détruire mutuellement), d’arracher la reconnaissance d’une valeur plus haute (l’homme veut être estimé à une valeur plus haute que celle à laquelle il était estimé jusque là) : à ceux qui le dédaignent, en leur nuisant ; aux autres, par de tels exemples (28) (en leur montrant qu’ils peuvent nuire à ceux qui ne les respectent pas, qui ne les estiment pas, donc par de tels exemples signifie que ceux qui ne leur nuisent pas sont néanmoins avertis de ce qui les attend s’ils décidaient de leur nuire). La différence entre l’état de nature animal et l’état de nature humain, selon Hobbes, et qui explique que celui-ci (l’état de nature humain) soit beaucoup plus destructeur que celui-ci (l’état de nature animal), c’est que dans celui-ci (l’état de nature animal), la seule force en jeu est celle qui consiste à se conserver soi-même. Alors que l’état de nature humain requiert non seulement sa propre conservation, mais également le désir d’être reconnu à une certaine valeur ; désir qui, s’il n’est pas satisfait va, selon Hobbes, causer les plus violentes agressions.
§ 6-7 - Résumé des trois causes de l’incapacité des hommes à vivre dans une société sans pouvoir : la rivalité, la méfiance, la fierté
De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelle : premièrement la rivalité (§3) ; deuxièmement la méfiance (qui va pousser l’individu à accroître son empire sur les autres hommes », §4) ; troisièmement la fierté (§5).
La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit (§3). La seconde, en vue de leur sécurité (§4). La troisième, en vue de leur réputation (§5). Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d’autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le second cas, pour défendre ces choses. Dans le troisième, pour des bagatelles (des futilités, des choses sans importance), par exemple pour un mot, un sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime (manque d’estime, de reconnaissance), que celle-ci porte directement sur eux-mêmes, ou qu’elle rejaillisse sur eux (leur femme, leurs enfants), étant adressée à leur parenté, à leurs amis, à leur nation, à leur profession, à leur nom (29).
§ 8 - Conséquence des trois formes de conflit à l’état de nature : la guerre de chacun contre chacun.
Il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect (30), ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. Que signifie une guerre de « chacun » contre « chacun », que l’on a aussi pu traduire du latin, parce que bien que Hobbes soit un philosophe anglais, il écrit le Léviathan dans cette langue savante qu’est le latin ?La guerre de chacun contre chacun (que l’on a aussi traduite « guerre de tous contre tous ») signifie une guerre dans laquelle tout le monde est ennemi de tout le monde, alors que dans les guerres il y a toujours des camps, des alliés. Ce qui fait qu’une guerre de chacun contre chacun est encore plus violente qu’une guerre de clans puisque dans une guerre de clans on peut être protégé dans certaines situations puisqu’ il y a des camps ennemis bien délimités. Au contraire, dans la guerre de chacun contre chacun tous les autres sont mes ennemis, je dois me méfier de tous, et donc le danger n’en est que multiplié. On a pourtant vu plus haut que des alliances étaient possibles (cf. §1(4) : « en s’alliant à d’autres » et §3(18) : « Et de là vient que, là où l’agresseur n’a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d’un autre homme, on peut s’attendre (…) à ce que d’autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever, non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie et la liberté. Et l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur ». Il y a certes des alliances possibles, mais elles ne sont que provisoires, aucune n’est durable. Par exemple : si quelqu’un vous fait la courte échelle pour vous aider à cueillir les fruits d’un arbre, rien ne l’empêche de vous les voler l’instant d’après.
Car
§ 9 - Conséquence de la guerre de chacun contre chacun : une misère économique, intellectuelle et sociale.
Une misère économique (c’est-à-dire pas de travail, pas de ressources, pas de richesses), intellectuelle (pas de connaissances) et sociale (pas de lien social, pas d’amitié).
C’est pourquoi toutes les conséquences d’un temps de guerre où chacun est l’ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes vivent sans autre sécurité (32) que celle dont les munissent leur propre force (physique) ou leur propre ingéniosité (ruse). Dans un tel état, il n’y a pas de place pour une activité industrieuse (33) (le travail), parce que le fruit (le produit) n’en est pas assuré (la protection ou la propriété des produits du travail n’étant pas assurée ; personne ne travaille) : et conséquemment il ne s’y trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par mer (34) ; par de constructions commodes ; pas d’appareils capables de mouvoir et d’enlever les choses qui pour se faire exigent beaucoup de force (pas d’outils, ni de machines) ; pas de connaissance de la face de la terre (pas de géographie) ; pas de computation du temps (pas de calendrier, d’horloge, de mesure du temps) ; pas d’arts ; pas de lettres (35) (pas de littérature) ; pas de société (pas de vie sociale) ; et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque continuels d’une mort violente ; la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse (travail infructueux, qui ne produit rien, qui est stérile, inefficace), pénible (36), quasi-animale et brève (phrase qu’il serait sans doute utile de connaître par cœur pour un sujet d’écrit sur la politique).
§ 10 - Réponse à une objection possible : pourquoi croire que la nature aurait fait les hommes ennemis les uns des autres ? L’exemple du verrouillage des portes et des coffres.
N’est-ce pas une illusion de l’imagination ? Objection qui peut supposer un finalisme bienveillant de la nature : il n’est pas possible que la nature ait pu vouloir que les hommes se détruisent les uns les autres.
Il peut sembler étrange, à celui qui n’a pas bien pesé les choses, que la nature puisse ainsi dissocier (diviser, opposer) les hommes et les rendre enclins à s’attaquer et à se détruire les uns les autres : c’est pourquoi, peut-être, incrédule à l’égard de cette inférence tirée des passions (ne croyant pas à cette conclusion (inférence) tirée de l’examen des passions des hommes (de ses sentiments les plus intenses ; ici la crainte de la mort et la défiance vis-à-vis d’autrui), cet homme désirera la voir confirmée par l’expérience (37) : comme l’état de nature ne consiste qu’en une expérience de pensée, vous pourrez toujours me reprocher, dit Hobbes, d’être complètement dans l’illusion, voire de délirer, et me dire qu’il n’en serait rien, et d’ailleurs, comment puis-je conclure d’un état qui n’existe pas quelque chose de réel sur la nature humaine ? Donc vous, lecteur, dit Hobbes, vous pourrez réclamer une preuve qui vienne de l’expérience – c’est-à-dire de la réalité dans l’espace et le temps – et non pas de l’imagination ou du moins de la seule pensée. Et voilà ce que propose Hobbes ; de prouver qu’en examinant la réalité telle qu’elle est, on puisse trouver une confirmation de cette conclusion (de cette inférence, dit Hobbes) qu’il ne tire pourtant que d’une simple expérience de pensée. Il recourt donc à l’expérience pour justifier les conclusions de l’expérience de pensée qu’est l’état de nature par l’exemple du voyage et du verrouillage.
Aussi, faisant un retour sur lui-même (en procédant à une introspection), en cherchant à voir ce qu’il en est de lui-même, le concernant lui-même), alors que, partant en voyage, il s’arme et cherche à être bien accompagné, qu’allant se coucher, il verrouille ses portes ; que, dans sa maison même, il ferme ses coffres à clef ; et tout cela sachant qu’il existe des lois, et des fonctionnaires publics armés, pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits : qu’il se demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage armé ; de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes, de ses enfants et de ses domestiques, quand il ferme ses coffres à clef.
Hobbes fait ici un raisonnement par l’absurde : il montre que, malgré l’existence même de lois dans l’état civil, c’est-à-dire celui dans lequel nous vivons, celui dans lequel vivent Hobbes et ses lecteurs,, et l’existence de la crainte de la sanction, les citoyens n’en continuent pas moins à se protéger, en s’armant et en verrouillant leurs portes et leurs coffres, même dans des lieux qui ne sont fréquentés que par des familiers : leurs domestiques, leurs enfants…Donc si l’homme fait preuve de telles précautions dans un monde régis par des lois, où il existe donc un pouvoir, on peut supposer qu’a fortiori, c’est-à-dire qui plus est, dans un état sans lois, les individus devraient d’autant plus (a fortiori) naturellement se défier les uns des autres. Cela ne relève donc ni d’une hypothèse délirante, ni d’un excès de misanthropie, puisque, même si l’on n’a aucune méfiance personnelle envers le genre humain, il faut reconnaître qu’objectivement (et non pas subjectivement, en raison d’un sentiment, ou plus exactement d’un ressentiment personnel, fondé sur aucune preuve réelle) les hommes se défient les uns des autres, et se protègent de leur éventuelle agression réciproque. Si tel est le cas (c’est le cas, c’est vrai qu’il existe des verrous et des cadenas) dans des conditions beaucoup plus sécurisées – grâce à l’existence de lois, on ne peut que penser que dans un état sans loi, cette vigilance doit être d’autant plus nécessaire.
N’incrimine-t-il pas l’humanité par ses actes autant que je le fais par mes paroles ? Vous pouvez bien m’accuser de misanthropie dans ce texte, mais n’est-ce pas être encore plus misanthrope que d’agir comme si tous les hommes étaient mauvais que de se contenter de dire que les circonstances d’une existence humaine collective dans un Etat sans lois conduiraient inévitablement à la guerre de chacun contre chacun ? Donc se défend Hobbes, ma description de l’état de nature n’est ni illusoire, ni cynique (immorale parce qu’Hobbes dirait que les hommes sont immoraux, au sens où ils ne feraient pas le bien, mais agiraient mal).
Mais ni lui ni moi n’incriminons la nature humaine en cela (38). Les désirs et les autres passions de l’homme ne sont pas eux-mêmes des péchés (39). Pas davantage ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les interdise (40)
Amoralité de l’état de nature : l’état de nature n’est pas un état dans lequel existe des normes (des règles, du Bien et du Mal ou du Juste et de l’Injuste, puisqu’il n’y existe aucune règle, si ce n’est des lois naturelles de conservation, mais pas de lois morales : de lois sur ce qui est, et non pas sur ce qui devrait être).
C’est la raison pour laquelle il dit que les passions des hommes ne sont pas des péchés. Et elles ne le sont pas parce que, étant données les circonstances, comme nous l’avons dit, elles ne pourraient pas ne pas se développer ainsi chez l’homme (crainte et défiance). Ces passions sont donc nécessaires, et du nécessaire il ne peut y avoir jugement moral (en termes de bien ou de mal). De ce qui ne peut être que tel qu’il est, cela n’a pas de sens de dire qu’il devrait être autrement qu’il n’est, ce qui ne peut se dire que de ce qui est contingent). Donc ni les passions, ni les actions qui découlent (« procèdent ») de ces passions ne peuvent être des péchés.
A l’état de nature il n’y a pas de loi juridique, par définition, puisque nous avons défini l’état de nature comme un état infra-politique (prépolitique), dans lequel n’existait aucune loi. Donc, à l’état de nature, il n’y a pas de droits ou de devoirs, pas d’autorisations ou d’interdictions, il y a seulement ce que Hobbes appellera un droit naturel qui n’a rien de juridique comme on l’a dit mais qui définit en fait une puissance : j’ai tous les droits tant que ma puissance me le permet. Donc ce droit n’est rien d’autre que ma puissance et ma puissance a deux origines : ma force physique d’une part, et mon intelligence, qui prend ici la forme de la ruse, c’est-à-dire une intelligence pratique (et non pas théorique) qui concerne donc l’action. C’est de cette intelligence que fait preuve Ulysse dans l’Odyssée, et en grec on parlera de métis (la ruse). Donc je peux faire tout ce que je veux dans la mesure où j’en ai les moyens, puisque, dans l’état de nature, rien n’est interdit. On appellera la forme de liberté qui existe à l’état de nature la liberté-licence, qui se définit comme le droit de faire tout ce que l’on veut, puisque la liberté-licence se définit comme l’absence d’interdits. C’est un état dans lequel tout est permis. C’est donc une liberté quasi-absolue, totale, au sens où elle n’a de limites que celles qui me sont imposées par ma puissance, ou plus précisément mon impuissance. Et le contraire de la liberté-licence, c’est donc l’esclavage, ou la maladie, le handicap…c’est-à-dire tout ce qui limite ma liberté d’action, de mouvement. Ainsi, pour Hobbes on dira que la liberté-licence s’étend jusqu’où s’étend mon droit naturel.
et ils ne peuvent pas connaître de lois tant qu’il n’en a pas été fait ; or, aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit les faire (41) dans les chapitres suivants, Hobbes va expliquer comment la sortie nécessaire de l’état de nature, pour éviter l’anarchie qui conduit à la guerre de chacun contre chacun et à la crainte de la mort violente, va conduire les hommes à instituer des lois afin de se respecter les uns les autres. Mais ce passage à l’état civil va commencer par le choix du souverain, comme il y est fait allusion ici.
Cet amoralisme de Hobbes le classe dans un courant de pensée juridique qui s’oppose à un autre courant. Ainsi on dira de Hobbes qu’il est un philosophe positiviste, ou qu’il défend un positivisme juridique. Positivisme juridique ne s’opposerait pas à un quelconque négativisme, puisqu’il n’existe rien de tel qu’un négativisme juridique mais le terme positivisme renvoie à son étymologie latine qui vient du verbe « poser », qui veut dire poser au sens de poser par écrit. Ce qui veut donc dire que le droit a été établi, institué, par la culture, arbitrairement (c’est-à-dire selon la volonté de ou des individus qui ont institué ces règles). Comme on a vu dans l’introduction que ce qui était institué était de l’ordre de la culture, par opposition à ce qui existe naturellement, on comprend alors que le droit positif ne va pas s’opposer à un « droit négatif », mais à ce que l’on appellera le droit naturel (jusnaturalisme) qui défend la thèse selon laquelle les idées de juste et d’injuste préexistent à leur institution. Ainsi la déclaration des droits de l’homme suppose l’existence d’un droit naturel parce que l’idée de « déclaration » suppose que ces droits n’ont pas été inventés mais que l’on ne fait simplement que déclarer, c’est-à-dire annoncer des droits préexistants.
Il y a donc deux positions opposées, celle selon laquelle il y aurait une distinction naturelle, prépolitique du juste et de l’injuste (jusnaturalisme), et qui pour Kant, par exemple, est connu de l’individu grâce à sa raison pratique, sous le nom de « loi morale ». La loi morale, pour Kant, c’est la loi qui définit ce qu’est le Bien, et que je découvre pour peu que j’examine ma raison (voir cours sur le devoir). Inversement, pour les partisans du positivisme comme Hobbes, l’idée du juste et de l’injuste est purement arbitraire. On parlera alors de relativisme juridique, ou de relativisme moral au sens où les notions de juste et d’injuste, de bien et de mal, sont relatives au point de vue qui les énonce. Ces définitions ne sont pas absolument vraies, mais elles sont valables pour certains points de vue, elles dépendent de ceux qui les énoncent. L’argument des relativistes est celui proposé par Pascal dans ses Pensées, car il défend cette thèse, est le suivant : si la distinction du juste et de l’injuste était absolue ; si elle ne dépendait pas de l’opinion de chacun, mais si elle pouvait être définie d’une seule manière stable, cela ferait longtemps que tout le monde se serait mis d’accord sur ce qui est juste, et il y aurait un droit universel, ce qui n’est pas le cas, puisque, dans les faits, ce que l’on constate, c’est au contraire un variabilité des normes (règles) de justice.
Voir Pensées n°56 et 94, sur le polycopié joint.
La tragédie antique à laquelle on se réfère le plus souvent pour exposer cette distinction entre droit naturel et droit positif est Antigone de Sophocle :
Dans la guerre des Sept Chefs (dans la mythologie grecque, la guerre des sept chefs est une expédition militaire montée contre Thèbes une génération avant la guerre de Troie. Elle intervient dans le contexte de la succession d'Œdipe et de l'exil de Polynice (fils d'Œdipe) par son frère Étéocle, qui s'est emparé du trône de la cité), les deux frères, Étéocle et Polynice, se trouvent le premier dans le camp thébain, le second dans l’armée adverse. Tous deux en viennent à s’affronter lors des combats livrés devant la ville et meurent de la main l’un de l’autre. Créon, le roi de Thèbes et frère de Jocaste, ordonne des funérailles solennelles pour Étéocle mais interdit qu’on ensevelisse son autre neveu. Antigone refuse de se soumettre. Elle annonce qu'elle enfreindra l'ordre royal, contraire aux lois divines. Il vaut mieux obéir aux dieux qu'aux hommes. Ce refus constitue le thème de la tragédie qui porte son nom. A Créon elle affirme: « Je suis née pour partager l'amour et non la haine », ce qui lui attire cette réponse: « Va-t'en donc partager l'amour parmi les morts » (Sophocle, Antigone, 522-523). Pour sa désobéissance, Antigone est condamnée par Créon qui ne s'est pas laissé influencer par son fils Haemon, fiancé d'Antigone, et enfermée vivante dans le tombeau des Labdacides, dont elle descendait.
« Créon : Et tu as transgressé la loi ?
Antigone : Ta loi, qui n'est pas celle des dieux ni celle de
L’idée de « lois non écrites » désigne le positivisme juridique, qui n’est donc qu’un relativisme et qui s’oppose aux lois qui sont « de tous les temps », expression même d’un universalisme juridique. La différence, néanmoins, et qui est de taille, entre l’universalisme d’Antigone, et l’universalisme juridique moderne, tel que celui de Kant, par exemple, consiste dans le fait que celui d’Antigone est fondé sur une loi divine, il est d’ordre religieux, alors que celui de Kant serait fondé sur la seule raison.
§ 11 – Réponse à une objection possible sur l’existence même de cet état de nature.
On pensera peut-être qu’un tel temps n’a jamais existé, ni un état de guerre tel que celui-ci. Je crois en effet qu’il n’en a jamais été ainsi, d’une manière générale, dans le monde entier.
Nouvelle objection, non plus sur un des aspects de l’homme dans l’état de nature (comme l’objection précédente sur la nature psychologique de l’homme dans un tel état (Est-il si mauvais ? Référence à ce que l’on a appelé le « réalisme » moral de Hobbes. Etre réaliste en ce sens-là chez Hobbes s’oppose à « idéaliste » et signifie que Hobbes ne se fait pas d’illusion sur la nature humaine, c’est-à-dire qu’il le considère comme fondamentalement mauvais. On parlerait donc de réalisme pour signifier que l’homme voit l’homme tel qu’il est, et non pas tel que l’on aimerait qu’il soit, comme ce serait le cas avec le réalisme. Et l’expression même de ce réalisme chez Hobbes se traduirait dans sa fameuse formule : « L’homme est un loup pour l’homme ». Cette position réaliste de la nature humaine est défendue par un interlocuteur de Socrate, Glaucon, dans le livre II de
Mais il y a beaucoup d’endroits où les hommes vivent ainsi actuellement. En effet, en maint (de nombreux) endroit de l’Amérique, les sauvages (les Indiens d’Amérique du Nord, parce qu’au Mexique il y avait des grands états, et même des empires), mis à part le gouvernement de petites familles dont la concorde (la paix) dépend de la concupiscence (convoitise, désir) naturelle, n’ont pas de gouvernement du tout, et ils vivent à ce jour de la manière quasi-animale que j’ai dite plus haut (cf. § 9 la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse (travail infructueux, qui ne produit rien, qui est stérile, inefficace), pénible, quasi-animale et brève) (mais même en Amérique du Nord, il y avait des confédérations de tribus, et non pas seulement des familles, donc l’exemple de Hobbes n’est pas forcément bien choisi). De toute façon (et quand bien même ces exemples seraient contestables (on vient d’expliquer pourquoi) les guerres civiles ne sont rien d’autre qu’un état de nature réalisé, au moment où l’on sort justement, à cause des conflits, de l’Etat de droit (Etat régi par des lois)), on peut discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir commun à craindre (voir définition § 5 (27)), par le genre de vie où tombent ordinairement, lors d’une guerre civile, les hommes qui avaient jusqu’alors vécu sous un gouvernement pacifique (42).
§ 12 - Nouvel argument de réponse à l’objection : même s’il s’agit d’une pure fiction, la menace d’une mort violente est toujours présente, et ce qui le prouve (comme pour l’argument sur le voyage et le verrouillage), c’est les moyens d’armement mis en œuvre par les Etats.
Mais même s’il n’y avait jamais eu aucun temps où les particuliers fussent en état de guerre les uns contre les autres, cependant, à tous moments les rois et les personnes qui détiennent l’autorité souveraine sont, à cause de leur indépendance dans une continuelle suspicion (43), et dans la situation et la posture des gladiateurs, leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l’autre : je veux parler ici des forts, des garnisons, des canons (44) qu’ils ont aux frontières de leurs royaumes, et des espions qu’ils entretiennent continuellement chez leurs voisins, toutes choses qui constituent une attitude (et on avait bien vu plus haut que la guerre se reconnaissait au climat de guerre et non pas seulement aux combats effectifs) de guerre. On dit d’ailleurs du tyran qu’il doit regarder sous son lit avant de se coucher, pour être sûr que quelqu’un ne serait pas caché pour l’assassiner. Et l’on pourrait généraliser cette remarque à toute personne qui détient un pouvoir très élevé.
Différence entre l’état de guerre de chacun contre chacun dans l’état de nature et l’état de menace qui existe dans les Etats institués.
Mais parce qu’ils protègent par là l’activité industrieuse (le travail) de leurs sujets (45), il ne s’ensuit pas de là cette misère qui accompagne la liberté des particuliers (46).
Dans un Etat institué, l’existence de lois et l’institution de la propriété a permis le développement d’une division du travail fructueuse, l’économie, les connaissances, les arts, et le lien social existent. Ce n’est donc pas un état de misère dans tous ces sens du terme, comme il en était question plus haut, au § 9.
§ 13 - Inexistence de la distinction entre le juste et de l’injuste à propos de l’état de nature : voir ce que l’on a dit plus haut à propos de l’amoralité de l’état de nature.
Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence : à savoir, que rien ne peut être injuste (47). Les notions de légitime ou d’illégitime, de justice et d’injustice, n’ont pas ici leur place. Chez Hobbes, il n’y a pas de distinction entre ce qui est légitime et ce qui est juste. Mais la distinction a néanmoins un sens qu’il faut connaître pour comprendre la suite du texte.
Distinction entre légitime et juste. On peut donner deux synonymes du terme « juste », qui ont deux sens différents : légal et légitime. Et, selon la conception que l’on se fait de la justice, on préfèrera l’un des deux synonymes. « Légal » signifie qui est conforme à la loi écrite au droit positif donc, c’est-à-dire aux codes du droit (exemples : codes civil, code pénal, code du travail, code de la famille …). C’est donc ce qui est conforme à « la lettre » de la loi, à la loi, au sens strict. « Légitime » signifie, non pas ce qui est conforme à un texte de loi, écrit, mais ce qui serait conforme à une idée de justice – qui n’a pas besoin d’avoir été écrite pour être connue de tous. Sa connaissance serait innée, ou découlerait de l’usage de la raison (ou de la connaissance des lois divines pour Antigone. La conséquence de cette distinction, c’est que certaines lois peuvent être critiquées au nom de la légitimité. Ce qui ne veut rien dire d’autre que certaines lois peuvent être considérées comme injustes, c’est-à-dire contraires à l’idéal de justice, quand bien même elles seraient tout à fait conformes au droit. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, dans le programme, il est question de penser le lien entre la justice et le droit (couple de notions à penser ensemble). Que signifie de les penser ensemble ? Cela signifie de penser leur rapport : est-ce qu’il s’agit de synonymes, parce qu’il s’agit évidemment pas de les opposer ? Mais si ce sont deux notions différentes, cela voudrait-il dire qu’elles n’ont pas alors exactement le même sens ? Mais alors en quoi consiste leur distinction ? Donc, deux options sont possibles ; soit l’on considère qu’il s’agit de synonymes et dans ce cas, cela signifie que la justice est entièrement réductible aux règles de droit, et l’on identifiera donc la justice à la légalité. Soit l’on voit un excès de la justice sur le droit, et l’on suppose qu’il existe une légitimité qui n’est pas forcément en conformité avec le droit. Donc l’enjeu de l’examen des rapports entre les notions de droit et de justice est le suivant : si la légalité et la légitimité sont deux choses différentes, autrement dit si le droit et la justice sont deux choses différentes, alors cela suppose qu’il puisse exister des lois injustes (ce qui n’est pas possible dans le cadre du positivisme juridique). Au contraire, pour un positiviste, le légal, le légitime et le juste sont donc des termes synonymes.
Est exprimée dans la suite du paragraphe le positivisme ou légalisme de Hobbes :
Là où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi ; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice (48). La violence et la ruse sont en tant de guerre les deux vertus cardinales (fondamentales). Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l’esprit. Si elles l’étaient, elles pourraient appartenir à un homme qui serait seul au monde (49), aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives à l’homme en société, et non à l’homme solitaire (50). Ce qui signifie qu’à l’état de nature, les hommes ne sont ni justes, ni injustes. Il n’y a pas de vertu de justice, c’est-à-dire que la justice n’a qu’une existence politique, elle ne peut pas exister moralement (dans l’esprit de l’individu). Il n’y a donc pas d’homme bon naturellement, pour deux raisons :
1) Parce que la distinction du Bien et du Mal est une distinction qui apparaît avec le politique, c’est-à-dire avec l’institution de lois.
2) Parce que s’il fallait malgré tout évaluer moralement l’homme à l’état de nature, Hobbes le qualifierait de mauvais en raison de son réalisme politique, dont on a parlé au § 11 (41-42). Mais attention en même temps, il ne faut pas se tromper là-dessus, dire que l’homme est un loup pour l’homme à l’état de nature ne signifie pas que l’homme y commette de péchés, comme on l’a expliqué dans le § 10 (40-41), parce que ce comportement est nécessaire. L’instinct de conservation de l’homme à l’état de nature implique qu’il ne pourrait s’y comporter autrement que de porter atteinte à autrui.
Enfin cet état a une dernière conséquence : qu’il n’y existe pas de propriété, pas d’empire (de maîtrise, donc d propriété) sur quoi que ce soit, pas de distinction du mien et du tien ; cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque homme, et seulement pour aussi longtemps qu’il peut le garder. Cela suffit comme description de la triste condition où l’homme est effectivement placé par la pure nature (l’état de nature), avec cependant la possibilité d’en sortir, possibilité qui réside partiellement dans les passions et partiellement dans la raison (comme il l’expliquera dans le § et les chapitres suivants) (51).
§ 14 – Annonce du pacte social pour sortir de l’état de nature : institution de l’Etat
Les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir (52) des choses nécessaires à une vie agréable, l’espoir de les obtenir par leur industrie (travail). Et la raison suggère des clauses (règles) appropriées d’accord pacifique (53), sur lesquelles on peut amener les hommes à s’entendre. Ces clauses sont ce qu’on appelle en d’autres termes les lois naturelles (ici à comprendre non comme lois de l’instinct comme on en a parlé au § mais est synonymes, comme il le dira, à des lois rationnelles (c’est la raison pour laquelle il dit que c’est la raison qui suggère ces clauses) (§ 10 (40-41)) (54). J’en parlerai de façon plus détaillée dans les deux chapitres suivants.
Conclusion
Au terme de la lecture de ce chapitre 13 du Léviathan on a compris l’urgence dans laquelle l’homme était de sortir de l’état de nature, s’il avait exister, et de ne pas y tomber, si l’Etat devait s’effondrer. Dans le chapitres suivants, Hobbes va montrer de quelle manière et quelle forme prendra l’institution de l’Etat (chapitres 17 et 18), comme solution de sortie à l’état d’extrême précarité auquel conduit l’anarchie de l’état de nature. La forme de cet Etat recherché est celle d’une monarchie de droit divin dans laquelle les citoyens abandonnent la totalité de leur droit naturel (de leur droit sur toute chose dans la mesure de leur puissance) au souverain, que Hobbes a bâti le Léviathan. Celui-ci disposant désormais d’un pouvoir absolu donc irrésistible est donc au-dessus des lois. Or, cette solution particulièrement autoritaire du problème politique (dont je vous rappelle les deux dimensions : comment les hommes, avides d’égalité et de liberté, acceptent de se soumettre à un pouvoir politique ?), va susciter des critiques, mais aussi des propositions alternatives d’organisation politique, qui essaieront de concilier liberté et sécurité, plutôt que de sacrifier la première à la seconde.
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