mardi 1 juin 2010

Autrui (TL-TES)

Introduction

a) définition :

autrui = « autre que moi » et « autre moi » (cf. en latin « alter ego » qui signifie au sens strict « autre moi », mais au sens d’une âme sœur, d’un semblable identique à moi. Autrui est donc un moi qui n’est pas moi.

b) problème :

D’où le problème fondamental posé par autrui : autrui est cet être à la fois le plus proche de moi, parmi tous les êtres de la nature, puisque, comme moi, il a un « moi », c’est-à-dire une conscience de soi (voir cours sur la conscience) et en même temps, justement il n’est pas moi, puisque chaque être humain est absolument singulier, et c’est ce qui va expliquer toutes les difficultés de mon rapport à autrui. Si j’ai tant de mal à vivre avec autrui parce que les rapports aux autres sont souvent vécus sur le mode du conflit, c’est justement parce que nous ne sommes pas identiques.
Donc on pourrait illustrer le rapport à autrui par la formule suivante : « si loin si proche », au sens où autrui est l’être qui est le plus proche de moi parmi tous les êtres de la nature (c’est un être humain, comme moi) et en même temps, il est « si loin », parce qu’il n’est pas moi, ce qui fait qu’il sera parfois si difficile de le comprendre et de l’accepter. Autrui, c’est celui que l’on appelle mon semblable et pourtant ce semblable est avant tout un étranger. Donc tout le problème de la notion d’autrui sera cette tension (cette opposition [mouvement dialectique]) entre l’identité et l’altérité (ce qui est autre que moi).

Deux questions se posent alors à nous :

1) Comment connaître l’existence d’autrui ? Parce que l’on verra qu’autrui est, par essence, un secret pour moi, même s’il est mon semblable.

2) Comment penser ma rencontre avec autrui : est-elle possible ou n’est-ce jamais vraiment l’autre que je rencontre mais seulement celui que je crois qu’il est, et si tel est le cas, comment puis-je élaborer des relations, de paix, voire d’affection, et même d’amour avec un être qui m’est peut-être, par essence, définitivement étranger ?

I – Comment connaître l’existence d’autrui ?

1) le solispsisme du sum, Descartes, Méditations métaphysiques

On se souvient quel était le but que se proposait Descartes au début des Méditations métaphysiques (voir cours sur la conscience) : il cherchait à savoir s’il avait au moins une connaissance absolument certaine parmi toutes ses croyances, ou s’il en venait à en établir plusieurs comme étant certaines, laquelle, parmi celle-là, serait la plus certaine de toutes. Et le moyen dont se sert Descartes pour arriver à dégager cette première vérité, c’était le doute, dont on avait dit qu’il était « méthodique », puisqu’il respectait certaines règles. Au terme du doute méthodique, Descartes est donc parvenu à s’assurer d’une vérité, qu’on peut donc appeler une vérité première, et qu’on appelle le Cogito (qui signifie « je pense » en latin – N’oublions pas que les Méditations sont écrites en latin) qui est le premier terme de la fameuse formule : « je pense donc je suis » (en latin : Cogito ergo sum). Voilà donc cette première vérité à laquelle Descartes a pu accéder : il existe. Comment Descartes en est-il arrivé là ? Descartes a examiné toutes ses croyances (regroupées en plusieurs ensembles de croyances) et il a rejeté toutes celles qui étaient susceptibles d’être fausses. Autrement dit, il a rejeté toutes les croyances qui étaient dubitables (dont on pouvait douter) pour ne retenir celle (ou celles éventuellement) qui ne pouvaient faire l’objet du moindre doute, qui étaient donc indubitables. Or la seule croyance qui, au terme de son raisonnement, se révèle totalement indubitable, c’est précisément ce Cogito, c’est-à-dire la croyance qu’il existe réellement, et qu’il ne se trompe pas quand il croit exister. Sur quel argument se fonde cette croyance ? Il se fonde sur l’idée que même s’il se trompe à propos de toutes ses connaissances, Descartes ne peut pas se tromper sur le fait d’exister car pour douter de tout, et même pour se tromper sur tout, il faut bien être quelque chose. Donc Descartes est certain désormais qu’il existe, même s’il ne sait pas ce qu’il est précisément, ni à quoi il ressemble ; il sait seulement qu’il « pense » (car douter c’est déjà penser). En effet, au cours du doute Descartes en est venu à douter de toutes les connaissances issus des sens (des cinq sens), et l’argument qui lui a permis de douter d’une telle source de connaissance est ce que l’on a appelé « l’argument du rêve », qui est le suivant : puisque dans le rêve je crois aux informations qui me sont fournies par mes sens, qu’est-ce qui me prouve que dans la vie réelle je ne suis pas dans le même état que dans le rêve, c’est-à-dire que je crois voir des objets ou des personnes, mais peut-être qu’elles n’existent que dans mon imagination et qu’elles ne sont que des illusions. Ainsi dans le rêve je crois vraiment à la réalité de ce qui mes représenté par mes sens. Par exemple je crois effectivement voir une table devant moi, qui se révèle n’être qu’une illusion au réveil. Or je n’ai pas de preuve absolument valable que je ne suis pas toujours dans l’état de sommeil et que quand je rêve la nuit après m’être couchée, en fait je rêve que je rêve. Non pas que Descartes croit qu’il soit dans un rêve en permanence, il croit bien sûr que ça n’est pas le cas, mais néanmoins il reconnaît qu’il n’a pas de preuve absolument valable que ce ne soit pas le cas. Il s’agit donc d’une certitude sans preuve parfaite. Et donc, si par le plus grand des hasards nous sommes en permanence dans l’état de rêve, peut-être que l’image que nous avons de nous-mêmes est, elle aussi, illusoire, et qu’en réalité nous ne ressemblons pas à l’image que nous avons de nous. Puisque douter de toute la réalité du monde extérieur, comme en vient à le faire Descartes avec l’argument du rêve, conduit donc nécessairement à douter de l’existence de mon propre corps. Donc le « je » dont il est question dans le « Je pense donc je suis » n’est pas tout-à-fait comparable au « je » que nous utilisions quand nous nous désignons nous-mêmes puisqu’il ne désigne pas un corps + un esprit, mais seulement un esprit puisqu’il a fait l’hypothèse qu’il se trompe peut-être également en croyant avoir ce corps-là (s’il rêve toujours). D’où la question du début de la Seconde Méditation, que l’on avait mentionnée dans le cours sur la conscience, et qui était à apprendre par cœur : « Qui donc que je suis, moi qui suis certain que je suis ? ». Et il répondra : « Une chose qui pense, …

C’est pourquoi, au terme du doute, Descartes se retrouve dans une situation de solipsisme : croyance en laquelle je suis la seule chose qui existe réellement dans le monde, et que tout le reste n’est qu’une illusion. Mais, si tel est le cas, comment puis-je savoir que d’autres individus existent comme moi ? Autrement dit, comment puis-je m’assurer de l’existence d’autrui ?

Supposons maintenant que j’ai des preuves qu’il existe d’autres être humains comme moi, autrement dit qu’autrui existe, on doit comprendre alors qu’il est tout-à-fait paradoxal d’attribuer à autrui l’existence. Aussi, quand bien même on se pourrait se remettre à croire en l’existence du monde extérieur (ce que fera Descartes après avoir cru parvenir à démontrer l’existence de Dieu), l’état de solipsisme est peut-être effectivement dépassé (Descartes n’est pas la seule chose qui existe, on dira alors qu’il n’est plus dans un état de solipsisme du sum (sum, du latin « je suis »)), qu’est-ce qui lui prouve que, parmi ces autres choses présentes dans le monde extérieur, dans le monde sensible (c’est-à-dire le monde qu’il perçoit grâce à ses sens), il y a un être qu’il faudrait identifier à autrui, c’est-à-dire d’autres esprits qui pensent, comme lui ? Qu’est-ce qui lui prouve, autrement dit, qu’il n’est pas dans un état cette fois de solipsisme de l’ego (ego : du latin « moi ») ? Qu’est-ce qui lui prouve, autrement dit, qu’il ne serait pas le seul à avoir un « moi », c’est-à-dire une conscience, et en particulier une conscience de soi ?

2) le solipsisme de l’ego

Pour sortir du solipsisme de l’ego il faudrait donc pouvoir prouver l’existence d’autrui. Or, ce qui prouve l’existence d’autrui c’est justement qu’il a un moi. Mais le moi c’est précisément ce à quoi je n’ai pas accès chez autrui. A quoi en effet ai-je accès chez lui ? Autrement dit, à quoi est-ce que je reconnais autrui ? Certainement pas à son esprit, puisque l’esprit, comme on l’a dit dans le cours sur la conscience est une pure intériorité et qu’une pure intériorité ne pourra jamais se manifester à l’extérieur, c’est-à-dire ne pourra jamais se manifester à mes sens. En effet, comme on l’a vu, même si je dissèque le plus méticuleusement possible le cerveau d’autrui, je n’aurais jamais accès à ses pensées, telles qu’il y a accès lui-même. En effet même si grâce au langage, autrui me dit ce qu’il a « dans la tête », je ne connaîtrais jamais ses pensées de la même manière que je connais les miennes, c’est-à-dire par l’accès immédiat que me permet une introspection grâce à ma conscience réfléchie. Donc la certitude de l’existence d’autrui est du même ordre que la certitude de l’existence du monde extérieur (à savoir que le monde extérieur (le monde que je perçois par mes sens) est réel et non pas une illusion du rêve) : je sais qu’autrui existe, et je sais distinguer parmi ce qui est devant moi (le bureau, l’ordinateur, les autres lecteurs de la bibliothèque) qui est un autre être humain (les autres lecteurs de la bibliothèque) et qui ne l’est pas : les livres, l’ordinateur. Et pourtant, ce qui fait qu’autrui est différent de l’ordinateur ou des livres, c’est qu’il n’est pas seulement un corps mais aussi un esprit, et c’est précisément ce que je ne « verrais » jamais chez autrui. Donc tout le paradoxe est là : je ne me trompe jamais en distinguant autrui des autres choses de mon champ visuel et pourtant je n’ai jamais accès au seul critère de distinction (la pensée d’autrui) qui me permettrait de m’en assurer. Qu’est-ce qui me prouve, par exemple, que l’individu assis en face de moi à la bibliothèque n’est pas un « zombie », c’est-à-dire une machine mais qui a ceci de particulier qu’elle est parfaitement ressemblante au corps humain, qu’elle parle même, mais qu’en fait elle n’est qu’un ordinateur à forme humaine qui n’a pas de conscience, mais qui serait programmé pour répondre adéquatement aux questions qu’on lui pose. Cette figure du zombie est d’ailleurs fréquente dans les films de science-fiction (voir les « répliquants » (du terme « réplique », copie) du film Blade Runner de Ridley Scot). Même si j’ai la certitude que mon voisin de table n’est pas un tel « répliquant », néanmoins il faut reconnaître que je n’en ai pas la preuve absolue, tant que je n’aurais pas accès à ses pensées, telles qu’il y a accès – c’est-à-dire immédiatement, ou « en première personne », dit-on aussi. Mais cela est absolument impossible que j’ai accès à ses pensées, comme il a accès aux siennes, car, si tel était le cas, cela signifierait que je sois devenu lui (puisque j’aurais pénétré sa conscience).

3) le raisonnement par analogie : Descartes, Seconde méditation, « les manteaux et les chapeaux »

Mais on vient de le dire, comment se peut-il pourtant, malgré cette impossibilité à accéder directement à l’esprit d’autrui, qui serait la preuve qu’il est vraiment un autre être humain, comme moi, qui a une conscience, et non pas une machine, j’arrive, sans jamais me tromper, à distinguer parmi les autres êtres de la nature, mes semblables (c’est-à-dire les êtres qui ont une conscience), alors que justement je n'ai pas accès à ce qu'ils ont de semblables à moi ? Après tout, comme le suggère Descartes dans la seconde de ses Méditations métaphysiques : "si par hasard je regardais d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes (...) ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui pourraient couvrir des machines artificielles qui ne se remueraient que par ressorts ? Mais je juge que ce sont des hommes". C’est grâce à un raisonnement par analogie. Ainsi de même que tous mes comportements et toutes mes paroles, ne sont que l’expression, et donc le reflet de mes pensées, j’en déduis donc, que quand j’entends parler autrui, ou pleurer autrui par exemple, ces expressions sont le reflet de ses pensées, même si je n’y ai pas accès directement, immédiatement, mais seulement médiatement (médiatement est le contraire d’immédiatement, de même que « médiat » est le contraire d’ « immédiat », qui a donné les « médias », c’est-à-dire ce qui est la source d’une information à laquelle on n’a pas accès immédiatement – parce que l’on en n’a pas été le témoin direct – mais médiatement, c’est-à-dire par l’intermédiaire de la télévision, la presse, la radio, internet…).

L’analogie doit donc se formuler de la manière suivante :

Mes paroles/mes pensées = Les paroles d’autrui/ses pensées (il a donc des pensées, voilà ce qu’il fallait démontrer).

4) l’anthropomorphisme de l’enfant

Et pourtant, même si cette explication (en utilisant l’analogie) qui vise à me prouver l’existence d’autrui semble tout-à-fait satisfaisante, il y a des raisons de penser que ce n’est pas ce qui se passe dans la réalité. En effet, le raisonnement par analogie, dans la mesure où c’est un raisonnement, suppose déjà une certaine maîtrise de la raison, donc de la logique. Or il va de soi que cette maîtrise fait défaut au nourrisson et que pourtant, lui aussi, parvient très bien à identifier autrui dans son environnement. En effet, le bébé sait immédiatement qui est sa maman et on doit penser que cette connaissance immédiate n’est certainement pas le fruit d’un raisonnement.

Et l’on remarque même que c’est le contraire qui se produit chez l’enfant. Au lieu, comme on a semblé le dire jusqu’ici, de croire que l’on connaît d’abord l’existence des objets, de la matière, autrement dit des choses inertes autour de nous, on constate que l’enfant projette dans le monde sa propre intériorité, c’est d’abord l’existence des objets, de la matière, autrement dit des choses inertes autour de nous, on constate que l’enfant projette dans le monde sa propre intériorité, c’est-à-dire qu’il voit autrui partout, même dans les objets donc. Ainsi quand il dit « la table, elle a fait bobo à Gregory », c’est qu’il projette dans les objets, des sentiments, des intentions, des désirs ; bref, des pensées, telles qu’il les perçoit dans sa conscience. Donc on devrait plutôt dire, au terme de cette dernière sous-partie de la première partie, que nous avons une connaissance immédiate d’autrui par projection, et que malgré les difficultés théoriques à prouver l’existence réelle d’autrui, la connaissance de son existence se fait immédiatement, malgré ce que l’on a pu en penser jusque-là.

II –Autrui est nécessaire à la connaissance que je prends de ma propre existence

On doit en venir à l’idée que, paradoxalement, autrui est peut-être le mieux placé pour savoir qui je suis. Et notre situation de départ (voir le I) d’après laquelle je n’avais aucune assurance de l’existence d’autrui parce que je n’avais aucun moyen d’accès direct à ses pensées, va se trouver ici complètement inversée. En effet, il semble que l’on doive soutenir l’idée qu’autrui est, en un sens, celui qui me connaît mieux que moi-même et qu’inversement, je connaisse mieux autrui que je ne me connais moi-même.

Si l’on repart du problème de la conscience, on doit se souvenir qu’une des manières de poser le problème de la conscience est la suivante : le sujet (qui est celui qui dit « je », donc qui dispose d’une conscience réfléchie) a la possibilité de connaître les objets avec lesquels il est mis en rapport, parce qu’il les saisit dans sa conscience. Et ici, il faut comprendre le terme « objet » comme tout ce qui peut être un objet de pensée pour la conscience, à savoir aussi d’autres êtres humains, et en ce sens on dira qu’autrui est un « objet » de ma conscience. La question est alors de savoir comment la conscience peut-elle se prendre elle-même comme objet de connaissance, ou même seulement de pensée. Comment le sujet peut-il donc se « retourner » sur lui-même ? De même que l’œil ne peut pas se voir directement lui-même (même s’il voit son reflet dans un miroir) et que la main ne peut pas se saisir elle-même, comment expliquer que la conscience puisse s’examiner elle-même ? Voilà donc ce qui sera la source de toutes les difficultés que rencontrera la conscience à avoir une connaissance objective de soi-même (puisque la conscience est sujet).
Ne faut-il pas dès lors voir en autrui une source plus fiable de la connaissance de soi-même dans la mesure où il dispose de la distance nécessaire pour constituer autrui en véritable « objet » de connaissance ?

Cela signifie donc que, si paradoxal que cela puisse être, il faudrait que je m’en remette à autrui pour savoir qui je suis vraiment. Et, dans un premier temps, on peut penser, avec Hegel, que je dois m’en remettre à autrui pour savoir que j’existe vraiment.

Cela semble être totalement contradictoire avec l’expérience du Cogito décrite en I mais Hegel pensera, contre Descartes, que la propre certitude que nous avons de l’existence de nous-même dans l’expérience du Cogito est encore impuissante à établir cette vérité que nous existons. Il faut donc rechercher une autre source de vérité pour me prouver ma propre existence. Or cette autre source de vérité, Hegel propose de la chercher en autrui. En effet, dira-t-il dans sa Phénoménologie de l’Esprit, c’est grâce à la reconnaissance d’autrui de ma propre humanité que je peux avoir la certitude que j’existe réellement. Il ne suffit donc pas que je fasse, individuellement, l’expérience du Cogito pour établir mon existence avec certitude, mais il faut que celle-ci me soit confirmée par autrui. Mais c’est là que le problème apparaît puisque, comme nous l’avons vu en I, justement ce qui fait problème dans la connaissance réciproque que les hommes prennent les uns les autres, c’est le problème de l’accès à ce qui fait l’humanité d’autrui, à savoir son esprit. Pourtant, comme va le remarquer Hegel, il y a une autre caractéristique que l’esprit qui n’appartient qu’à l’homme et qui peut donc servir de critère de distinction de l’humanité des autres êtres de la nature. Ce critère, c’est la liberté, et plus exactement la liberté telle que nous l’avons définie comme autonomie. L’homme absolument libre de ce point de vue là, c’est en effet celui qui parvient à se rendre totalement indépendant, non seulement des autres, mais aussi de son corps et de ses pulsions (puisqu’on a vu que l’hétéronomie prenait sa source chez autrui d’une part, et dans le corps d’autre part). Donc comme il est impossible de jamais exhiber à autrui son propre esprit (comme nous l’avons expliqué en I), le seul autre moyen, selon Hegel, de manifester sa liberté, et donc son humanité, à autrui, ce sera de montrer que l’on est capable de se rendre complètement indépendant de l’existence de son propre corps. Or qu’est-ce que cela signifie de s’en rendre complètement indépendant ? Cela signifie d’être capable de s’opposer à toutes les pulsions de ce corps, puisqu’on l’a vu, on ne choisit pas les pulsions que l’on éprouve, et qui sont donc subies. Etre libre c’est donc en ce sens ne pas se soumettre aux pulsions du corps. Et être absolument libre – être le plus libre possible – ce sera donc ne pas se soumettre à la plus importante de ces pulsions. Or quelle est la plus importante des pulsions du corps ? Et bien c’est la pulsion de vie, que l’on connaît aussi sous le nom d’instinct de conservation. Ce que désire le corps le plus intensément c’est donc en principe, dit Hegel, de se conserver en vie. Dès lors, l’individu le plus libre dira-t-il sera celui qui, pour prouver sa liberté sera capable de se libérer le plus possible de cet instinct de conservation, de survie, en bravant la peur de la mort, en prouvant qu’il n’en a pas peur.

1) Dialectique du maître et de l’esclave : 1ère étape (Hegel, Phénoménologie de l’Esprit)

Ainsi donc si l’on récapitule la situation, on se retrouve face à un individu qui a besoin que son existence soit reconnue par autrui pour pouvoir s’assurer à son tour d’exister. Mais cet individu qu’il a en face de lui, à qu’il demande de le reconnaître, aura, lui aussi, besoin d’être reconnu exister dans son humanité (parce qu’attention, il ne s’agit pas seulement de se prouver que l’on existe mais de se prouver que l’on existe comme humain, c’est-à-dire comme un être libre, parce que seuls les humains sont capables de se détacher des déterminismes du corps). Donc nous nous trouvons maintenant face à deux individus qui ont un besoin réciproque de se reconnaître comme humains. Comme nous avons vu que le seul moyen d’y parvenir était de braver la crainte de la mort, voilà à quoi vont s’engager ces deux individus. Ils vont donc, dit Hegel, engager une lutte à mort l’un contre l’autre, pour que chacun essaie de montrer à l’autre qu’il est le plus libre au sens où il est celui qui craint le moins la mort. Bien entendu, un seul des deux peut sortir victorieux d’un tel combat puisque le combat s’arrête au moment où l’un des deux – le plus faible, c’est-à-dire celui qui tient le plus à la vie, renonce au combat par … crainte de la mort, précisément. Il préfère donc cesser le combat par peur de mourir en acceptant d’être réduit en esclavage par l’autre, selon le pacte suivant : « laisse-moi en vie, et en échange, je ferais ce que tu veux pour toi, je deviendrais ton esclave ». Autrement dit, celui qui n’a pas voulu cesser le combat à gagner ; il a bien été reconnu par l’autre comme un homme libre – puisqu’il a été capable de ne pas succomber au désir de son corps – alors que l’autre devient son esclave pour éviter la mort. Au terme donc de cette lutte à mort, nous ne nous retrouvons plus face à deux hommes indifférenciés, mais face à un maître (celui qui a défié la mort le plus longtemps) et un esclave (celui qui à renoncer à poursuivre le combat par crainte de la mort). Voilà donc où nous devions en venir au terme de notre raisonnement : l’homme a besoin, pour donner sens à son existence, de voir son existence confirmée par autrui.

Mais en fait ce qu’on appelle « la dialectique du maître et de l’esclave » ne s’arrête pas là, et la suite serait plutôt utile dans le cadre du chapitre sur le travail, donc on peut poursuivre le récit, en sachant qu’il n’a peut-être pas d’utilité immédiate ici.

Que se passe-t-il une fois distingués le maître et l’esclave ? Il faut ici préciser que cette lutte à mort a lieu, pour Hegel, dans ce que l’on appelle l’état de nature, c’est-à-dire dans un contexte pré-social, avant toute fondation de la société, donc de la division sociale du travail, mais aussi de l’Etat. Or, dans une telle situation nos deux personnages vivent dans un état naturel, avant toute transformation de la nature par la culture (voir le chapitre correspondant, et la définition première de la culture comme transformation de la nature). Les personnages de la dialectique du maître et de l’esclave, vivent donc encore à l’état sauvage.

Et c’est donc l’esclave qui va être en charge de leur survie, puisque le maître, qui a été reconnu le plus fort au terme de la lutte à mort, y a gagné le droit d’y être « oisif », c’est-à-dire de ne rien faire. Inversement, l’esclave lui, travaille, et au sens premier du terme, c’est-à-dire qu’il transforme la nature en vue de la satisfaction des besoins du maître et des siens propres (définition du travail, au sens premier : « transformation de la nature en vue de la satisfaction de ses besoins »).

2) Dialectique du maître et de l’esclave : 2ème étape

Mais petit à petit, grâce à son travail, l’esclave parvient à une double libération : en effet, il se libère petit à petit de la nature, qu’il parvient à maîtriser en inventant des outils et des techniques pour sa transformation, et d’autre part, il se libère progressivement de son maître puisqu’il commence à devenir plus puissant que lui. Pouvant en effet s’aider des ressources de la nature pour fabriquer des armes, il sait désormais que si la lutte à mort devait se produire à nouveau il pourrait, grâce à elles, vaincre le maître qui, faute de travail, n’aurait plus que sa seule force physique pour se défendre. Donc au terme de cette deuxième étape de la dialectique du maître et de l’esclave, l’esclave, en se libérant de la nature, s’est libéré du maître. Et inversement, le maître, qui est complètement oisif, est incapable de survivre seul dans la nature sans l’assistance de son esclave. On peut donc dire que, au terme de cette deuxième étape, les rôles se sont inversés puisque l’esclave est devenu le maître de son maître et le maître, inversement, est devenu l’esclave de son esclave.

3) Dialectique du maître et de l’esclave : 3ème étape

Enfin, dans une troisième étape de la dialectique, on verra le maître et l’esclave (en conservant leur distinction d’origine, le maître étant celui qui a gagné la lutte à mort même si, par la suite, il devient dépendant de son esclave) devenir tous les deux deux hommes libres. En effet on a déjà expliqué le processus de libération de l’esclave, et en ce qui concerne celui du maître, on remarque qu’il est successif à celui de l’esclave, puisqu’une fois l’esclave libéré (grâce au double mouvement de libération que l’on a décrit plus haut), le maître, se retrouvant seul, livré à lui-même dans une nature hostile, va être à son tour être contraint de se libérer de la nature, et de ce fait-même de la dépendance vis-à-vis de son esclave.

Conclusion : C’est ainsi que la dialectique du maître et de l’esclave peut être utile pour traiter un sujet qui se pose la question des rapports du travail et de la liberté (par exemple « le travail est-il une source de libération ou d’aliénation » ?).

III – Comment penser ma rencontre avec autrui ?

Plusieurs questions restent en suspens au début de cette troisième partie et ce sont elles qu’il va s’agir d’aborder maintenant. Nous pouvons déjà les formuler de la manière suivante :

a) Puis-je vraiment rencontrer autrui au sens où je pourrais le connaître ou au contraire faut-il penser que toute rencontre avec autrui est une rencontre manquée ?

b) Et que faut-il en conclure dans le cadre de la rencontre amoureuse qui semble le lieu privilégié de la rencontre avec autrui ? Et que faudrait-il en déduire si une connaissance intime d’autrui s’avérait, à l’examen, difficile, voire vouée à l’échec ? La relation amoureuse devrait-elle alors inévitablement être disqualifiée (au sens où elle se révèlerait inévitablement être de mauvaise qualité, être décevante ?)

c) Ce qui pose le problème plus large de la qualité de ma relation avec autrui : peut-elle être toujours pacifique, et en particulier dans les cas où ne sont pas engagés des liens d’affection vis-à-vis d’autrui ? Autrement dit, comment vivre avec autrui, et comment aborder les relations nécessaires que j’entretiens avec lui (dans le cadre du travail) par exemple, quand aucun lien d’amitié ou de sympathie ne me lient à lui ?

Voilà les trois ensembles de questions que nous aborderons dans chacune des sous-parties suivantes (même si ça ne sera pas forcément dans cet ordre-là).

1) L’amour est-il le lieu privilégié de la rencontre avec autrui ?

La cristallisation (voir chapitre sur le désir) de Stendhal, dont il fait une description dans son roman De l’amour, fait une analogie entre le moment de la naissance de l’amour et ce qui se passe lorsque l’on plonge quelque temps un morceau de bois dans de l’eau salée. Quand le phénomène chimique qu’on vient de décrire se produit, le rameau de bois devient méconnaissable parce qu’il est complètement recouvert par les cristaux de sel (c’est la raison pour laquelle Stendhal parle de « cristallisation »). Or, dit-il, le même phénomène se produit au début de la rencontre amoureuse, puisque se produit à ce moment-là de la relation comme une « cristallisation » qui consiste à parer l’être aimé de toutes les qualités. Or ce qui rend possible ce phénomène de cristallisation, c’est précisément, le mystère d’autrui. En effet, autrui m’est d’abord inconnu, et l’on pourrait même aller plus loin en disant qu’il m’est par essence inconnu, puisque précisément je n’ai pas accès à ses pensées, ou que, du moins, je n’y ai accès que partiellement – par ce qu’il m’en dit par l’intermédiaire du langage. Mais la nécessité de la communication verbale (de la communication par la parole) pour « rencontrer » vraiment autrui, peut se révéler au contraire un véritable obstacle à sa connaissance dans la mesure où autrui peut me révéler de lui que ce qu’il souhaite, voire même il peut m’induire en erreur, en travestissant ses pensées, en ayant recours au mensonge par exemple. Or, dans la mesure où, par définition, je ne pourrais jamais comparer ce que me dit autrui de ce qu’il a réellement « en tête », on devra en conclure que le mensonge est par essence la condition de possibilité de l’existence d’autrui. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que même si autrui est tout-à-fait sincère avec moi il n’en demeure pas moins qu’il a toujours la possibilité de me mentir, quand bien même il n’aurait jamais recours à cette possibilité. C’est donc en ce sens-là qu’autrui est fondamentalement un mystère pour moi, au sens où il aura toujours la liberté de me mentir.

Mais sans aller jusqu’à cette regrettable éventualité (autrui ment), il faut reconnaître que, exactement pour les mêmes raisons, autrui m’est inconnu, parce que je n’ai pas les moyens de savoir tout de lui, de savoir qui est-il vraiment. Or cet éloignement vis-à-vis d’autrui, dont on avait déjà fait allusion dans l’introduction de ce chapitre, va être, paradoxalement, à la fois la condition de l’amour et aussi de l’échec, si fréquent, de l’amour. Pourquoi ? Et d’abord en quoi le mystère d’autrui, le fait qu’il soit fondamentalement inconnu de moi, seraient-ils les conditions de la naissance du sentiment amoureux ? Et bien c’est que, quand se forme en moi le sentiment amoureux je ne connais en général pas bien la personne que je commence à aimer (ce qui explique aussi que l’on estime souvient très difficile de tomber amoureux de ses amis que l’on « connaît trop »). Effectivement, on constate que le sentiment amoureux n’a pas besoin d’un temps considérable pour se former. Et d’ailleurs, c’est même plutôt l’inverse que l’on est habitué à penser puisque l’on admet très facilement le sentiment l’amour prenne naissance dans un « coup de foudre ». Et même plus, non seulement nous n’avons aucun mal à concevoir l’apparition immédiate de l’amour dans le coup de foudre, mais l’on en fait souvent la plus belle origine de l’amour, supposant que deux êtres qui sont « faits l’un pour l’autre » devraient le savoir dès le premier regard.

Quoi qu’il en soit, ce que nous apprend cette référence au coup de foudre c’est que l’amour n’a pas besoin d’une connaissance approfondie d’autrui pour prendre naissance. Autrement dit, l’intimité (au sens d’un sentiment de grande proximité et d’harmonie avec autrui) n’aurait pas de rapport nécessaire avec la connaissance que l’on a de l’autre.

Mais ce à quoi Stendhal nous invite à penser avec sa cristallisation va plus loin. Si, pour lui, l’amour semble si bien se passer de la connaissance d’autrui, c’est précisément parce que, moins autrui m’est connu, plus je peux projeter sur lui toutes les qualités, exactement selon le même raisonnement que celui que fait Rousseau dans le texte que nous avons étudié dans le cours sur le désir extrait de Julie ou la Nouvelle Héloïse et qui commençait ainsi : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer », dans lequel Rousseau expliquait que « l’illusion cesse où commence la jouissance » parce que quand je possède (je « jouis ») l’objet aimé, je ne peux plus le fantasmer, je ne peux plus me cacher sa réalité qui s’avère toujours différente des perfections que j’étais libre de lui attribuer quand je ne l’avais pas sous les yeux (parce que la perfection n’existe pas dans la réalité). En ce sens, l’amour chez Stendhal est à l’image de n’importe quel objet de désir (même s’il n’est pas de l’ordre de l’amour).

Et c’est aussi en ce sens-là que l’on pourrait dire que toute forme de séduction est un mensonge au sens où elle doit permettre que s’opère la cristallisation, ce qui ne serait pas possible si l’être aimé nous était complètement familier, complètement transparent, avec tous ses défauts.

Il est donc essentiel pour que la rencontre amoureuse soit possible que l’autre nous soit en partie étranger, car la proximité avec autrui venant à être plus étroite, dans la vie quotidienne, le temps se chargera dit Stendhal de faire place à la « décristallisation », moment où l’on se rend compte que les cristaux n’étaient que du sel et non pas des diamants, c’est-à-dire que l’on a prêté de fausses qualités à l’être aimé.
Mais ce constat n’a-t-il pas des conséquences très fâcheuses ? Cela signifie-t-il que l’on ne rencontre jamais autrui pour ce qu’il est lui-même – et que l’on aime jamais autrui pour lui-même, mais seulement pour des qualités qu’on lui prête et qu’il ne possède en fait pas ? En attendant de répondre à cette question plus loin, on doit en conclure pour l’instant que la rencontre amoureuse ne semble pas, du moins au premier abord, le lieu privilégié de la rencontre avec autrui dans la mesure où, comme nous l’avons dit, ce serait plutôt le mystère d’autrui – donc le refus ou l’impossibilité de sa rencontre qui constituerait la condition de possibilité et de pérennité (de durabilité) de l’amour, qui semble toujours s’exposer à la déception à mesure que la rencontre avec l’autre s’approfondit.

2) Autrui est celui qui me connaît mieux que moi-même

Au contraire de ce que l’on vient de dire dans la sous-partie précédente, il semble que nous ayons des raisons de ne pas déclarer définitivement impossible la rencontre authentique avec autrui, c’est-à-dire fondée sur ce qu’il est vraiment, et non pas seulement sur l’image flatteuse que je peux me faire de lui (par exemple dans la cristallisation amoureuse) ou négative à travers les préjugés que je peux former à son égard (dans la xénophobie par exemple (la xénophobie, c’est la peur de l’étranger, peur qui se fonde sur le fait qu’il est différent de moi). Il y aurait donc une possibilité d’éviter que je me forme une image fausse d’autrui et cela parce que je suis peut-être finalement mieux placé que lui pour le connaître, que je pourrais même prétendre le connaître mieux qu’il ne se connaît lui-même, et qu’inversement, lui aussi me connaîtrait donc mieux que je ne me connais moi-même. Comment expliquer ce phénomène tout-à-fait paradoxal ? Pour le comprendre, il faut commencer par décomposer les deux étapes du problème ; à savoir répondre aux deux questions suivantes :

*) qu’est-ce qui pourrait être défaillant dans la connaissance – directe donc – que je pourrais avoir de moi-même ?

**) qu’est-ce qui fait que si j’ai personnellement des difficultés à me connaître moi-même, autrui pourrait surmonter ces difficultés, et accéder, pour sa part, à une meilleure connaissance de moi que celle que moi-même je prends de moi grâce à une introspection ?

a) Je ne suis pas le mieux placé pour savoir qui je suis : l’apprentissage de l’en-soi

Commençons par la première question :

Il y aurait donc une possibilité qu’autrui, loin d’être seulement pour moi un moyen de me confirmer dans mon existence (comme on l’a expliqué dans la seconde partie du chapitre à travers la dialectique du maître et de l’esclave exposée par Hegel dans sa Phénoménologie de l’Esprit, me serait également nécessaire pour savoir qui je suis. Voilà pourtant l’objection immédiate que l’on peut faire à une telle affirmation : qui d’autre, mieux que moi-même pourrait-il prétendre me connaître ? Ne suis-je pas en effet le mieux placé pour savoir qui je suis ? Dès lors que j’ai directement accès à mes pensées, n’est-ce pas ma conscience la meilleure source de connaissance de moi-même ? Ne suis-je pas, par essence, dans le mensonge que je fais parfois, le seul à savoir que je mens ? Tel est le problème que l’on a exposé au début de cette deuxième partie.

Etant prise en considération la difficulté d’être à la fois le sujet de la connaissance de soi, et l’objet de cette connaissance à travers les analogies avec l’œil et la main dans le début de cette partie, on peut chercher dans quelles situations autrui semble être effectivement à une place privilégiée pour savoir qui je suis.

Passons maintenant à l’examen de la deuxième question (voir le b) ci-dessus). Si l’on comprend désormais pourquoi l’adhésion à moi-même, le fait que je n’ai aucun recul sur moi-même, pourrait expliquer les difficultés ou les défauts d’une connaissance de soi, on peut ajouter également que, non seulement autrui est mieux placé (dans un sens presque géographique) que moi pour me connaître puisqu’il disposerait du recul nécessaire pour me mettre en position d’objet – il serait ainsi comme l’autre main qui n’a pas de difficulté à saisir sa semblable, cette main qui n’est pas elle, mais qu’elle-même ne peut, à elle seule, parvenir se saisir.

Or, n’y a-t-il pas une raison encore plus fondamentale de la proximité avec soi-même qui explique que, paradoxalement, autrui serait mieux placé que moi pour me connaître ? C’est qu’en effet, on peut penser que ce qui se joue dans la connaissance qu’autrui prend de moi-même est moins lourd de conséquence que la connaissance que je pourrais avoir de moi-même si ma seule introspection était fiable. En effet, on peut penser que la connaissance qu’autrui peut chercher à avoir de moi se révèlerait plus objective (c’est-à-dire plus conforme à l’objet de recherche, à savoir moi-même) que celle que je chercherais moi-même à avoir de moi dans la mesure où cette connaissance ne serait pas faussée par l’amour que je me porte (c’est-à-dire mon narcissisme) qui risque d’être humilié si je venais à me connaître tel(le) que je suis vraiment, à savoir avec tous mes défauts. Ce qui peut facilement expliquer en effet que je ne suis pas le mieux placé pour savoir qui je suis c’est que je peux toujours, à partir de mécanismes de défense psychologique, me voiler, dans une forme de mauvaise foi (voir l’analyse de la mauvaise foi sartrienne dans le cours sur la conscience et les références qui y sont faites dans le III, 3)a) ci-dessous), ce qui pourrait m’apparaître comme des défauts. Or ce risque n’étant pas encouru par autrui, qui a moins à perdre en risquant s’il s’aperçoit que je ne suis pas aussi bien que je pense l’être, pourra alors plus facilement me rencontrer tel(le) que je suis.

Et, parce que l’on ne s’observe pas en train d’agir ou de parler, on ne voit pas bien (voire pas du tout) l’image que l’on peut donner de soi-même. Ce qui explique d’ailleurs les recours aux exposés filmés dans les cours de communication, la caméra étant le seul moyen pour l’élève de voir objectivement sa prestation orale, et quels en sont les éventuels défauts à corriger. On sait également combien peut-être surprenante, si ce n’est douloureuse, une telle découverte de cette dimension – toute extérieure, dans l’en-soi et non plus seulement dans le pour-soi – voir la distinction entre l’en-soi (existence extérieure ; celle de mon corps et de ses comportements) et le pour-soi (existence purement interne qui est celle de la vie de la conscience, de ses pensées et de ses sentiments, qui ne se voit donc pas, à l’extérieur), dans le premier texte étudié de l’année ; celui de Hegel dans l’Esthétique sur la double-existence humaine. Or l’on s’aperçoit qu’il y a toute une part de notre existence qui nous est très peu, voire complètement inconnue, qui est cet existence en-soi, et dont pourtant l’on doit reconnaître qu’elle est sans doute la part la plus fondamentale dans la mesure où elle est celle dans laquelle sont engagés tous nos rapports avec autrui. Or ce qu’on appelle notre « vie », c’est loin d’être seulement notre vie intérieure, mais c’est surtout cette vie, dans le monde – et non pas dans la conscience – partagée avec les autres.

On peut également faire référence aux comédiens de cinéma dont on est souvent surpris d’apprendre qu’ils ne se voient jamais à l’écran, ne supportant pas de se voir sous ce jour, tellement différent de celui du point de vue subjectif. Ils ont donc une expérience du film très différente de celle que peut en avoir le spectateur qui découvre le film à l’écran, puisqu’ils n’ont que l’expérience vécue pendant le tournage. Dans ce même ordre d’idée, l’on peut aussi rapporter cette expérience que raconte le philosophe Ernst Mach (philosophe des sciences tchèque ; 1838-1916), ne se reconnaissant pas immédiatement confronté à son reflet dans une glace. Il raconte en effet qu’un jour, alors qu’il effectue un trajet en autobus, il observe un passager voûté, mal vêtu, d’un certain âge. Mach conclut de son observation qu’un tel individu, ne peut-être qu’un professeur … jusqu’à s’apercevoir, après un long moment d’observation, que cet étranger, assis à côté de lui dans l’autobus et ne dégageant pas une image très avantageuse de lui-même n’était autre que le reflet de Mach lui-même dans un miroir de l’autobus. Autant dire combien est en ce sens indirecte et trompeuse la connaissance que l’on a de soi-même pour en arriver à ne même plus se reconnaître dans une glace !

b) la démarche psychanalytique : la nécessaire médiation d’autrui entre soi et soi-même

C’est aussi ce qui explique, pour Freud, la médiation du psychanalyste dans la cure psychanalytique. Il peut en effet au premier abord sembler étrange de s’en remettre à autrui (en l’occurrence le psychanalyste) pour entreprendre une meilleure connaissance de soi-même, quand on semble disposer de l’instrument le plus adéquat (à savoir sa propre conscience) pour remplir cette fonction. Et pourtant, l’étude de l’inconscient nous a permis de dégager quelles résistances pouvaient être à l’œuvre dans la prise de conscience de ses désirs refoulés, que l’on serait donc plus à même de faire émerger à la conscience dans le cadre de la relation analytique. Et l’on sait combien ce genre d’expérience peut être déstabilisant, combien le travail de l’analyse s’accompagne d’épisodes douloureux au fur et à mesure que le patient doit se défaire de ce auquel il semblait tenir avec force, à savoir l’image qu’il se faisait de lui-même. La cure psychanalytique représente donc, pour le patient, une épreuve pour son narcissisme qui en ressort toujours – au moins provisoirement – blessé. Mais c’est à ce prix-là, dit Freud que le patient peut identifier ses désirs réels – si contradictoires qu’ils fussent avec son surmoi, afin de pouvoir surmonter les symptômes névrotiques, devenus insupportables à celui qui entreprend une telle démarche.

c) l’autre m’est immédiatement donné

Malgré tous les obstacles qui semblent se dresser entre autrui et moi (même – et surtout peut-être dans l’amour), ceux-ci peuvent être renvoyés à des problèmes théoriques, dans la mesure où, dans les faits, autrui se donne à connaître – et réciproquement moi à lui – dans son immédiateté, c’est-à-dire dans une certaine forme de transparence. De même que d’un point de vue théorique s’était posé à nous, dans la première partie de ce chapitre, le problème suivant : comment puis-je savoir que l’individu qui est assis en face de moi à la bibliothèque est bien un être humain, et pas seulement un pantin très bien articulé. Problème auquel on avait répondu en recourant aux faits en remarquant que cette reconnaissance de l’humanité d’autrui ne faisait pas problème puisque l’on avait vu que le bébé lui-même sait très bien distinguer sa mère en face de lui de tous les objets de son environnement, de même ici peut-on en venir à l’idée que malgré l’apparent éloignement d’autrui (puisque je n’ai pas accès à ses pensées et qu’il a toujours la possibilité de me mentir), j’ai pourtant une connaissance directe d’autrui, facilitée, comme on vient de le dire dans la sous-partie précédente, autant par l’éloignement physique que j’ai vis-à-vis de lui (je peux donc en faire un « objet » d’examen au sens strict) que par la relative indifférence narcissique que j’ai vis-à-vis de son identité (à savoir que j’ai moins à perdre – narcissiquement – que lui, si je le vois tel qu’il est).

Aussi le troisième élément qui permet de rencontrer autrui tel qu’en lui-même

3) Autrui doit rester fondamentalement un mystère pour moi

a) Le danger permanent de la réification d’autrui : Sartre et l’expérience de la honte : L’Etre et le Néant

Que se passe-t-il, selon Sartre, quand l’autre me regarde ? Et bien le risque est que je devienne moi-même un objet. Et en ce sens-là le regard de l’autre peut être quelque chose que je redoute. Car, comme on l’a vu dans la partie III2)a) avec le rappel de la distinction de l’en soi et du pour soi, en temps ordinaire le corps n’existe pas pour le sujet, tout simplement parce que je ne le vois pas de l’extérieur. Il faut ici, pour bien comprendre ce que représente mon rapport à autrui pour Sartre, rappeler le lien que Sartre perçoit entre la conscience et la liberté, ce qui justifiera notre thèse dans cette sous-partie, à savoir la nécessité du maintien d’autrui dans son mystère.

Ce que montre Sartre à ce propos dans l’Etre et le Néant, c’est que l’essence de la conscience est la liberté. Or cette liberté a, pour lui, un autre nom, qui est le néant, le non-être, bref, ce qui n’est pas. La liberté c’est en effet la négation de ce qui est, puisque nous avons vu que la condition de possibilité de l’existence de la liberté était la contingence, c’est-à-dire le fait de pouvoir faire le contraire de ce que l’on choisit de faire. Autrement dit je suis libre de faire un choix si je peux ne pas le faire (d’où le lien avec ce qui n’est pas le choix que j’ai choisi et qui définit donc la liberté comme néant), ou si j’aurais pu faire un autre choix que celui que j’ai choisis de faire. Or la conscience est liberté pour Sartre dans la mesure où justement elle me fait connaître cette contingence, et elle me fait me connaître comme différent, comme autre que celui ou celle que je suis. En ce sens-là, grâce à la conscience et à la liberté qu’elle me donne à connaître, je comprends que je ne suis pas un être définitivement clos sur lui-même ou identique à lui-même, tels que le sont les objets. En effet, un objet est ce qu’il est, cela n’a pas de sens de dire qu’il pourrait être différent de ce qu’il est, il est donc tout entier en-soi. En revanche, ma conscience est à la fois ce qui me fait connaître tel(le) que je suis (quoique, comme nous l’avons vu, sans doute pas dans une transparence absolue) mais c’est aussi elle qui me fait connaître ce que je ne suis pas, ce que je pourrais être, ou ce que j’aurais pu être, et en même temps qui me fait connaître que, fondamentalement, je suis un être changeant : en ce sens la conscience me fait connaître ma liberté ; elle me fait savoir que je ne suis ni tout-à-fait le/la même ni tout-à-fait un(e) autre (pour reprendre un vers de Verlaine parlant des femmes dont il rêve : « elle n’était ni tout-à-fait la même, ni tout-à-fait une autre »). En effet ma conscience m’informe que j’aurais pu être différent(e) de ce que je suis, ou que je pourrais devenir différent(e) demain de ce que je suis aujourd’hui. En ce sens, dit Sartre on peut penser que je ne coïncide jamais avec ce que je crois être à un moment donné.

La honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête ; quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte (…) Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même: j'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui. Et par l'apparition même d'autrui, je suis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui (…) La honte est par nature reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit.

Sartre, L'être et le néant (1943)

b) Autrui est une fin en soi, il ne faut pas traiter autrui comme un moyen : Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs

Conclusion : exemples de sujets

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